C’est ainsi que cela s’est passé, Natalia Ginzburg (par Léon-Marc Levy)
C’est ainsi que cela s’est passé (È stato cosi, 1945), Natalia Ginzburg, Denoël, 2017, trad. italien, Georges Piroué, 127 pages, 14 €
Edition: Denoël
Qui parle ? Qui est la narratrice de ce roman ? Par profession, il semble que ce soit une femme cultivée et intelligente. Elle est professeur et étudie avec ses élèves les classiques de l’Antiquité, Ovide, Sophocle, Sénèque par exemple. Et pourtant, à suivre son flux de conscience sur ces quelque cent pages, dans la traversée de son histoire dramatique d’amour, on a clairement affaire à une femme simple – entendre simplette. Sa réflexion sur elle-même et les sentiments qui l’animent, sa vision du monde qui l’entoure, la misère morale qui sourd de son propos, tout indique un esprit faible, naïf, soumis, déficient. Le ton même de sa narration, le style du roman, empruntent un vocabulaire élémentaire dans une organisation syntaxique élémentaire. Parfois – rarement – un éclair semble rappeler que nous n’avons pas là une idiote. Et pourtant.
Le choix de Natalia Ginzburg n’est évidemment pas le réalisme. Son héroïne est métaphore de la condition féminine en Italie dans les années cinquante. Elle nous piège avec ce personnage étrange, qui aime Rilke et est entourée de gens qui écrivent des livres. La « sottise » ici déplace et condense la faiblesse des femmes face aux hommes, leur soumission. Elle n’a pas de nom, fait la soupe, fait le ménage – avec l’aide d’une jeune femme plus stupide encore qui a peur des souris – fait un enfant, une petite fille qui n’aura jamais de nom, « la petite » dit sa mère, « Crapaudine » dit son père les premiers jours après sa naissance, parce qu’il la trouve laide. Natalia Ginzburg use de phrases courtes qui soulignent le minimalisme de la pensée et de l’expression de la narratrice (dont on ne saura aussi jamais le nom). Gemma, la bonne, est couplée à l’énonciatrice du récit dans son simplisme.
Nous avions une bonne de seize ans, la fille du cordonnier de Maona. Elle s’appelait Gemma. Elle était très bête et riait du nez d’une façon qui m’était pénible. Elle s’était fourrée dans la tête qu’il y avait des souris chez nous, mais je n’en ai jamais vu. La nuit elle dormait sous le drap de peur que les souris ne montent sur le lit afin de la dévorer. Alors une fois qu’elle était allée à Maona, elle en revint avec un chat. Elle lui parlait en faisant le ménage. Le chat se sauvait toujours dans la chambre où la vieille dame était morte et Gemma avait peur d’y pénétrer, croyant que la vieille surgirait soudain de l’armoire et lui crèverait les yeux.
Le cœur de la narration est le mariage du personnage central. Elle pense aimer un homme qu’elle a rencontré et qui s’intéresse à elle. Mais on est à mille lieues de la rencontre amoureuse de la mythologie occidentale. Cœur et corps semblent absents de cette rencontre, ne laissant place qu’à de brèves impressions. Pas un mot, pas un geste d’amour ou de tendresse. La narratrice ne pense à l’être supposé aimé que par une liste de métonymies, détachées de l’être.
J’y pensais la journée durant, je ne voyais rien d’autre et tantôt c’étaient les mains, tantôt le calepin, tantôt l’imperméable, puis de nouveau le calepin et les mèches bouclées sous le chapeau, le visage maigre, les mains.
Sa conception de l’amour – suis-je/ne suis-je pas amoureuse – se fonde sur un infantilisme commun : être là/ne pas être là (je suis partie/Coucou, maman est là !). La mobilité semble l’ennemie absolue de l’amour vu par notre narratrice. Ce qu’on aime, ceux qu’on aime, doivent être là, sous les yeux ou en tout cas on doit savoir où ils sont. L’absence de l’autre sans lieu connu de présence est insupportable, n’est pas une situation amoureuse. L’insu cache la trahison, la prépare.
Je l’ai épousé parce que je voulais savoir où il était. Alors que lui sait toujours où je suis. Il sait que je suis ici et que je l’attends. Mais moi, au contraire, je ne sais pas où il est. Ce n’est pas mon mari. Un mari c’est quelqu’un dont on sait toujours où il est. Quelqu’un qui, quand on te demande « Où est-il ? », tu peux répondre sur-le-champ sans crainte de te tromper. Mais moi maintenant je ne sors plus de chez moi dans la crainte de rencontrer des connaissances qui me demanderont : « Où est-il ? » Tu comprends, je ne saurais pas quoi répondre.
La localisation devient le centre de l’amour conjugal et les frasques du mari, souvent absent, – l’énigmatique Alberto – vont faire voler en éclats cette obsession de l’immobilité. C’est alors, dans la vie de la narratrice, le désordre, la confusion de l’esprit et du cœur. Tout malheur en devient insupportable et le malheur survient, ouvrant le vide. Dans un éclair de lucidité la pauvre femme perçoit ce qui la ronge et la ruine, l’empêche de vivre, une introspection obsessionnelle qui la coupe du monde. Mais cet éclair est vain.
Mais j’ai pensé qu’il en était peut-être ainsi chez toutes les filles et qu’il faut s'armer de courage : celui qui suit tous les petits sentiers de ses sentiments et passe son temps à observer et écouter ce que l’on a en soi, celui-là se trompe et manque la bonne façon de vivre.
Dès les premières lignes du roman nous savons la fin. La narratrice a trouvé le seul moyen de savoir où IL est. Le seul moyen de sortir dans la rue sans craindre de na pas pouvoir dire où est son mari.
J’ai tiré dans les yeux.
Il m’avait demandé de préparer le thermos pour le voyage. Je suis allée à la cuisine où j’ai fait le thé, j’y ai mis le lait, le sucre et je l’ai versé dans le thermos, j’ai vissé à fond le petit gobelet et je suis retournée dans le bureau. C’est alors qu’il m’a montré le dessin. J’ai pris le revolver dans le tiroir de son bureau et j’ai tiré. J’ai tiré dans les yeux.
Il y a si longtemps déjà que je pensais le faire une fois ou l’autre.
Natalia Ginzburg, dans une économie stupéfiante de moyens, nous offre un court roman intense et bouleversant.
Léon-Marc Levy
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