Bruxelles Piano-bar, Juan Carlos Mondragón
Ecrit par Marc Ossorguine 02.02.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Amérique Latine, Roman, Seuil
Bruxelles Piano-bar, février 2015, trad. espagnol (Uruguay) Gabriel Iaculli, Isabelle Morvan, 407 pages, 24 €
Ecrivain(s): Juan Carlos Mondragón Edition: Seuil
Uruguay, début des années 90. La dictature n’est plus, mais la violence demeure, absurde et sauvage, comme à Laguna Guacha où des jeunes filles ont été enlevées, violentées et finalement assassinées. Nous découvrons un monde qui essaye de rejoindre ou de retrouver le monde « civilisé », à l’image d’un occident passablement « american way », avec stars et paillettes, avec culture et cynisme. Une autre forme de violence en quelque sorte, plus policée, plus « libérale », mais où les rapports de domination et les mises en scène ne sont pas forcément moins dérangeantes et inquiétantes.
Le remède pourrait être l’évasion. Une évasion sur place si nécessaire. Dans l’artifice d’une vie culturelle s’autocélébrant par exemple. C’est en partie ce que fait le journaliste culturel qui signe ses articles David Seurat. Mais cela ne suffit pas vraiment à Leopoldo Cea… Car par-dessus cela, sa compagne est soudainement partie pour l’Europe, pour Aix, précisément. A défaut de la poursuivre ou de chercher à la rejoindre, il échappera donc à Montevideo par Bruxelles. Mais une Bruxelles rêvée qui va planter ses racines « surréalistes » au cœur même de Montevideo. Le chat Thésée, bien bavard, n’approuve pas vraiment la manœuvre, la trouvant un peu trop facile et trop illusoire.
Entre champagne de qualité, qu’il déguste en solitaire avec un bonheur toujours renouvelé, et excursions bruxelloises au cœur de Montevideo, entre conversations avec Thésée et clairvoyance sur les simulacres des « élites culturelles » Leopoldo-David Cea-David navigue dans un monde où les frontières sont radicalement dématérialisées, autorisant toutes les flâneries et toutes les errances, jusqu’à nous perdre… Et l’on renonce d’ailleurs à savoir avec certitude où l’on est et ce que l’on voit ou fait, car là n’est visiblement pas l’enjeu essentiel. L’intérêt de cette vie, voire de la vie tout court, est sans doute la réjouissante porosité que l’on peut entretenir entre réalité et imaginaire. Porosité que le personnage, mais peut-être plus encore l’écrivain et le lecteur, pratique avec une libre virtuosité.
Il lui fallait mentir et inventer, enjoliver la vérité par moments insupportable, faire comme si l’horreur environnante n’existait pas ou lui donner la consistance brumeuse du rêve quand elle s’imposait. « Je suis le rêve d’un belge francophone qui vit à Bruxelles et rêve tous les lundis qu’il est le maître d’un chat qui parle », disait-il à Thésée, le seul être qui le comprenait et lui répondait : « C’est surréaliste. Ne le dis à personne, on te prendrais pour un fou et on aurait peut-être raison ».
(…)
Leopoldo se sentait fatigué physiquement et intellectuellement. Il ne voulait pas d’une confrontation brutale avec la réalité, c’est-à-dire avec la vie telle que certains autres l’entendent et qui n’apporte que déceptions.
Il y a comme un art de l’improvisation dans cet inventaire et cette invention du monde, où musique et cinéma sont omniprésents. Une improvisation qui s’appuie sur du réel tangible qui pourrait échapper au lecteur français. Ainsi l’hôtel où se déroule une partie des rêves éveillés de Leopoldo est bien réel, ainsi que le film auquel il a failli un jour participer. Autour du thème de Patricia Nolan – la comédienne qui monte qui n’est pas sans évoquer l’Eve du film de Mankiewicz, à la fois séductrice et carriériste, intrigante hors pair – s’enroulent d’autres histoires, d’autres images et d’autres fantasmes, touchant autant à l’art de la séduction qu’au cinéma ou à la musique. Comme dans la musique d’Erroll Garner, qui alimente tout un chapitre avec Body and Soul, le thème ne se révèle jamais tout de suite, la surprise et la légèreté de l’incertitude étant bien plus essentielles. Thème qui se perd et nous conduit au morceau suivant, au prochain plan ou au prochain scénario, à la prochaine improvisation… Et le lecteur est aussi pris dans ce glissement qui le mène d’une résonance à l’autre, d’un film à une musique, d’un paysage urbain à un livre, d’une réplique à une lumière.
De tentative en tentative pour traverser le réel au-delà du miroir des illusions, Juan Carlos Mondragón et Leopoldo Cea (qui sont nés la même année), nous emmènent sur leurs traces, revisitant leur mémoire des jours de la dictature, partageant avec nous leurs univers de musique, de cinéma, de littérature… Des univers où l’on peut croiser les figures de Rainer Maria Rilke et Jorge Luis Borges, de Gloria Swanson, Billy Wilder et Otto Preminger, d’Erroll Garner et Duke Ellington… et de bien d’autres encore.
On peut trouver difficile, voire un peu fastidieux de chercher son chemin de lecteur dans ce monde instable, pris dans un mouvement perpétuel et inépuisable qui peut multiplier à l’infini les récits et les histoires. On peut même être tenté de sauter des pages ou de refermer le livre, mais celui-ci risque bien d’insister, de gratter à notre porte pour nous raconter la suite. Nous voilà, lecteur pris dans le récit d’un écrivain et de ses personnages, eux-mêmes pris dans d’autres récits qui ne les laisse pas « filer à l’anglaise ». Petit à petit le lecteur se prend au jeu, un jeu qu’il fait sien et qui n’est peut-être que celui de la lecture, de l’imaginaire qui, imposant leur pouvoir, ouvrent des espaces de liberté et de résistance, permettant à chacun de trouver un peu de sens et de plaisir là où le réel devient trop amoral et insensé. Le baroque désordonné de l’œuvre apparaît alors beaucoup moins hasardeux, beaucoup moins erratique que la réalité quotidienne, ses manœuvres et ses conflits. De Montevideo à Bruxelles, d’allers en retours, le voyage vaut la peine. Largement.
Marc Ossorguine
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A propos de l'écrivain
Juan Carlos Mondragón
Juan Carlos Mondragón est né en 1951 à Montevideo. Son œuvre s’inscrit dans la tradition littéraire du Rio de la Plata dont il est l’un des plus singuliers rénovateurs. Auteur de plusieurs romans, essais, nouvelles, il a reçu le Premio Nacional de la Critica pour Le Principe de Van Helsing (Seuil, 2004). Il vit à Paris et enseigne à l’université de Lille III.
A propos du rédacteur
Marc Ossorguine
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Rédacteur
Domaines de prédilection : littérature espagnole (et hispanophone, notamment Argentine) et catalane, littératures d'Europe centrale (surtout tchèque et hongroise), Suisse, littératures caraïbéennes, littératures scandinaves et parfois extrême orient (Japon, Corée, Chine) - en général les littératures non-francophone (avec exception pour la Suisse)
Genres et/ou formes : roman, poésie, théâtre, nouvelles, noir et polar... et les inclassables!
Maisons d'édition plus particulièrement suivies : La Contre Allée, Quidam, Métailié, Agone, L'Age d'homme, Zulma, Viviane Hamy - dans l'ensemble, très curieux du travail des "petits" éditeurs
Né la même année que la Ve République, et impliqué depuis plus de vingt ans dans le travail social et la formation, j'écris assez régulièrement pour des revues professionnelles mais je n'ai jamais renié mes passions premières, la musique (classique et jazz surtout) et les livres et la langue, les langues. Les livres envahissent ma maison chaque jour un peu plus et le monde entier y est bienvenu, que ce soit sous la forme de romans, de poésies, de théâtre, d'essais, de BD… traduits ou en V.O., en français, en anglais, en espagnol ou en catalan… Mon plaisir depuis quelques temps, est de les partager au travers de blogs et de groupes de lecture.
Blog : filsdelectures.fr