Bruges-La-Morte, Georges Rodenbach (par Léon-Marc Levy)
Bruges-La-Morte, Georges Rodenbach, Actes Sud Babel, 160 p.
Ecrivain(s): Georges Rodenbach Edition: Babel (Actes Sud)
Emile Verhaeren, à la mort de son ami Georges Rodenbach, a écrit : Rodenbach est parmi ceux dont la tristesse, la douceur, le sentiment subtil et le talent nourri de souvenirs de tendresse et de silence tressent une couronne de violettes pâles au front de la Flandre. Bruges-La-Morte est une couronne mortuaire tressée des rues, des ruelles, des clochers, des beffrois d’une ville dont la beauté sans cesse est ici vénéneuse, funèbre.
Les entrées possibles dans ce court roman foisonnant sont foule. Ici, c’est le thème du reflet, de l’image floue, si prégnant au XIXème siècle, qui va principalement guider le lecteur, car c’est le fil qui assure une profonde unité à l’ouvrage.
Dans la ville entourée d’eau, Hugues Viane, personnage central du roman, est sous l’influence permanente du reflet ancestral de l’eau, dormante et sombre, miroir magique, capable de lire la réalité d’hier et d’aujourd’hui. C’est Bruges, cette ville reflétée dans l’eau qui enveloppe Hugues Viane de ses charmes létaux, l’attire dans son cercle magique, le plonge dans une léthargie constante.
Le thème du reflet fait son apparition presque à chaque page sous différents aspects. Des écrans de crêpe mis aux vitres par le jour qui décline nous introduisent dès les premiers mots dans cette thématique. Les vitres voilées font penser à un miroir couvert de poussière, symbole du flou, du mystère qui imprègne la ville. Ainsi, le propos de l’histoire est toujours nappé dans une sorte de brume, qui rend toute chose incertaine, énigmatique, inquiétante.
L’écriture même de Rodenbach est nimbée d’un halo stylistique grâce à des champs lexicaux proches du « presque », du « pas tout à fait », du « semblant », du « pastel ».
Jane se sentit mal accueillie, anormale, étrangère, en désaccord avec les miroirs, hostile aux vieux meubles que sa présence menaçait de déranger dans leurs immuables attitudes.
Elle examinait, indiscrète… Elle aperçut des portraits çà et là sur la muraille, sur les guéridons ; c’étaient des pastels, les photographies de la morte.
Il est impossible de ne pas évoquer Charles Baudelaire qui déjà avait associé, quelques décennies plus tôt, la ville de Bruges – la Venise du Nord – au thème du reflet et du floutage dans son Invitation au voyage.
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
La maison du protagoniste paraît aussi à moitié réelle, reflétée à la surface de l’eau, elle semble se fondre dans le canal.
La femme d’Hugues, morte il y a cinq ans, n’est jamais nommée. C’est un fantôme qui erre dans l’âme du veuf. Ainsi que le sosie de la femme morte, Jane Scott, surgie de nulle part, qui semble être enfermée dans le même halo de l’être de brume. On se demande si Hugues ne l’a pas seulement imaginée. D’ailleurs Rodenbach ouvre largement cette piste : Jane n’est pas, non plus, décrite physiquement, elle est presque dépourvue de consistance matérielle, un être évanescent, un ectoplasme. La première rencontre déjà fait d’elle un être irréel : « Ce fut une secousse, une apparition ». Cette impression d’illusion trompeuse va durer : « saisissante apparition, toute fugitive ». Hugues est enivré par la ressemblance entre les deux femmes, “ressemblance totale, absolue et vraiment effrayante”). Jane Scott devient miroir, où se reflète l’image de l’épouse perdue, « comme on voit dans l’eau, la lune décalquée, toute pareille ».
« Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges ». La seule vraie morte du roman, c’est Bruges-la-Morte, « elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froidies de ses canaux, quand avait cessé d’y battre la grande pulsation de la mer ». Ce paysage urbain reflété dans le miroir aquatique apparaît comme une œuvre d’art à part entière. Les deux paysages, l’un réel, l’autre purement imaginaire, sont traités de la même manière, comme deux chefs-d’œuvre qui se reflètent. Bruges devient le personnage le mieux décrit dans le roman, aussi bien dans sa matérialité (des maisons, des églises, des rues, des canaux avec des ponts…), que son atmosphère (avec sa mélancolie, sa vague tristesse). C’est une ville qui finit par exister non seulement au bord de ses canaux, mais dans la matière du texte, avec une force incroyable.
Ni Hugues Viane, ni Jane Scott ne sont des acteurs du roman. Comme des marionnettes ils subissent les événements dirigés par l’acteur omnipotent qu’est la Cité. Bruges-la-Morte ressemble à une impression artistique d’une ville magique, à une peinture impressionniste. C’est dire à la fois le vague et la précision minutieuse de la représentation du réel qui saisit profondément le lecteur.
Léon-Marc Levy
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