Bonhomme de neige Bonhomme de neige, Janet Frame (par Yasmina Mahdi)
Bonhomme de neige Bonhomme de neige, Janet Frame, juin 2020, trad. anglais (Nouvelle-Zélande) Keren Chiaroni, Élisabeth Letertre, 128 pages, 15 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
De feu, de neige et de mort
Janet Frame (1924-2004) est une auteure néo-zélandaise reconnue du grand public grâce au film Un ange à ma table de Jane Campion, laquelle retrace avec justesse et sensibilité le destin de cette grande poétesse. Bonhomme de neige Bonhomme de neige commence à la manière d’une genèse. Et de ce monde des origines naît une créature improbable, éphémère, une créature de neige. Un peu comme le Golem ou l’épouvantail de paille du Magicien d’Oz ou encore le Daruma de neige, figure du bouddhisme, et bien sûr, le symbole de l’hiver et des fêtes de Noël.
Un bonhomme de neige ressemble à un autre bonhomme de neige, d’où peut-être la double appellation du titre, pour nommer le bonhomme de glace sculpté dans un jardin, au départ rudimentairement sans organes et pourtant animé du souffle de vie. Une figure métaphore d’une autre figure.
Ce fragile interlocuteur de glace façonné par les mains d’une jeune fille relaye ce conte-poème, se faisant l’observateur, une fois les fêtes passées, de la cruauté des hommes qui brûlent leurs objets de désir et « les guirlandes, les papiers d’emballages, les anges abandonnés ». Le feu vainqueur réduit tout en cendres. Le noir du charbon, de la suie, des signes écrits, l’érubescence, l’or des lumières, laissent une empreinte sur le blanc de la neige et de la page vierge. Il y a un effet de surplomb, une lévitation comme si des corps extraterrestres, des particules infinitésimales survolaient en dansant les nuits et les jours des habitants, et cela éternellement. C’est le règne tour à tour de l’immobilisme, du sommeil, de l’engourdissement, du silence, de la rigidité, de la mort, puis du réveil, de la pulsation des énergies, du réchauffement et du mouvement, en boucle, de l’inanimé à l’animé.
Un vocabulaire « surpeuplé » percute le récit. Janet Frame définit l’espèce humaine, fourmilière besogneuse, aussi bien de manière sociologique qu’à l’aide d’une terminologie médicale, un glossaire de morphologie : « peau rose racornie en cuir jaune sur les os devenus poreux (…) articulations qui craquent (…) os qui grincent », à l’écoute des « perturbations de la vie invisible (…) pour garder [le]droit de passage dans le profond sillon génétique ». Le réalisme poétique de Bonhomme de neige Bonhomme de neige n’est pas sans rappeler Faulkner. Frame aborde elle aussi la complexité de la création, au sens large, par le biais du merveilleux, osant introduire l’anthropophagie, le racisme, l’insanité mentale, le suicide. Elle use d’une prose étrange, à la beauté unique, transcendant les petits riens du quotidien de la classe ouvrière. L’eau propre, sale, est l’élément omniprésent, compact ou liquide – rosée, vapeur, brume, givre, flocons, bassin, pluie et larmes (douloureux souvenir des deux jeunes sœurs mortes noyées). Il y a le dessus des choses, la terre ferme où tout germe de nouveau, et le dessous, les cadavres invisibles en décomposition.
Le monde paraît ainsi naturalisé, le monde dans son évidence brute, qui se livre au regard du lecteur. Ainsi, Janet Frame remarque les « signes de décrépitude (…) qu’il s’agisse d’un mur de briques ou d’un visage humain ». Elle semble agiter un globe de verre où sont consignés de minuscules personnages et un décor, soudain troublés par une tempête de neige artificielle. La féérie se heurte à la maladie, aux accidents, à la grande girouette macabre de la mort. Le point de vue de la narratrice est si surexposé « qu’il en résulte une vue du néant ».
L’ordinaire et le banal des anniversaires, des rentrées de classe, des premières amours adolescentes, des courses des petits garçons, des paroles des pauvres, des décès, cette « vaste pagaille obscure », disparaissent dans le temps, avalés, « comme si rien n’était advenu » : « leurs vies sont remuées, mélangées et dégustées comme un énorme pudding de Noël, truffé de porte-bonheur bon marché, clochettes et souliers de fées qui ont l’air en argent, mais qui pèsent trop lourd dans la main et sont peut-être empoisonnés ».
Un précédent hante la romancière, la terreur de l’intrusion brûlante d’un matériau dur dans la tête, le cerveau, dans les entrailles (expérience de l’avortement (?), panique de se trouver irrémédiablement détruite – Janet Frame diagnostiquée abusivement schizophrène, a enduré plus de 200 électrochocs (à l’époque sans anesthésie) et échappé de justesse à la lobotomie.
La neige est un élément important de la littérature, laissant des traces humides comme chez Kerouac, « deux pieds de neige sur le plancher », et chez Frame, y pousse un perce-neige près d’un merle mort. La neige apaise, unifie, tandis que le soleil « englue les gens comme des mouches éblouies et étourdies par un goût de sirop », la neige qui efface la moindre trace, même celle de la mort de Rosemary Dincer, l’architecte de ce bonhomme de neige, qui effleure de son regard à la fois l’immensité sidérale et les lieux confinés des jardins ouvriers de la banlieue de Londres.
Yasmina Mahdi
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