Bondrée, Andrée A. Michaud
Bondrée, septembre 2016, 362 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Andrée A. Michaud Edition: Rivages
Roman sublime de l’entre-deux : entre deux pays, entre deux langues, entre deux lolitas, entre deux regards, entre deux lumières. Bondrée se tend dans une nébuleuse fascinante, où les personnages, les événements, les lieux sont tous nimbés de mystère, d’insaisissable, de replis sombres et dangereux. Zaza, Sissy, deux jeunes filles lumineuses éteintes à jamais, peut-être à cause de leur luminosité qui heurte de plein fouet les zones d’ombre des hommes ? Andrée A. Michaud (la jeune narratrice se prénomme Andrée et l’inspecteur chargé de l’enquête se nomme Michaud, sans compter un personnage nommé Ed McBain !) joue avec une dextérité fabuleuse des contrastes les plus marqués : à commencer par le cadre même, Bondrée (Boundary) où le soleil d’une station balnéaire située à la frontière du Maine (USA) et du Québec, et les noirceurs soudaines du ciel qui apportent de violents et brefs orages, constituent une parfaite métaphore du drame qui va s’y jouer. Contraste aussi, la compassion qui anime les cœurs de la petite communauté de vacanciers et la concupiscence des regards masculins sur les très jeunes filles – voire la jalousie des femmes plus mûres. Tout, dans cette histoire, est frontière, mélange. Entre-deux disions-nous.
Tout, même la langue d’Andrée A. Michaud qui, dans une fluidité surprenante, fait coexister les deux langues à cheval sur la frontière et qui se mêlent à Bondrée :
« Michaud avait cependant insisté pour qu’il recommence son histoire, ask him what time it was, Larue, car la nervosité de Dumas ne lui disait rien de bon ».
Rien d’artificiel à ce melting, le lecteur s’y coule doucement, comme dans une musique lancinante et séductrice.
La pureté un peu canaille des deux jeunes victimes va se briser sur les mâchoires de pièges à ours au cœur de la forêt de Bondrée. Des pièges, Andrée Michaud en tend en permanence au lecteur aussi. « Who Zaza, why ? » « Who Sissy, why ? » devient le refrain obsessionnel de cette lecture. On ne tient pas en place tant on veut savoir qui a pu salir ainsi l’immaculé, pourquoi ? Ce whodunnit – pourtant classique dans la littérature policière – est ici d’une tension inhabituelle. Peut-être parce que les personnages de cette histoire sont tous attachants à leur manière et qu’on imagine mal l’un d’eux en meurtrier sordide, probablement fou furieux.
Michaud (l’auteure) y perd Michaud (le flic). Nous perd. Impossible de ne pas tomber dans les pièges tendus par une narration serrée, impeccablement structurée, qui tourne comme une horloge et nous emporte dans ses mécanismes. Michaud (le flic) s’enfonce dans une angoisse, dans une colère qui se situe au-delà de tout réflexe professionnel. Il est – comme nous – bouleversé par cette affaire.
« Il semblait alors à Michaud que Zaza souriait, que dans cette lumière s’épanouissait l’ultime ravissement de la jeune fille, transgressant la douleur devant l’évocation d’un jour d’été ayant la perfection de la jeunesse. How, Elisabeth ? Why ? Mais le jour demeurait silencieux ».
C’est le médecin légiste qui va extraire le suc de ce drame en citant Shakespeare : « How with this rage shall beauty hold a plea / Whose action is no stronger than a flower ? » « Comment la beauté peut-elle se défendre de cette rage / Elle dont le pouvoir ne dépasse pas celui de la fleur ? »*
Qui a tué ? N’est-ce pas, nous dit Andrée Michaud, les hommes en général, qui ont violé l’innocence de ce lieu, sa « sauvageté » disent les Québécois, en déferlant sur les bords de ce lac magnifique, en foulant le sol de ces forêts magiques, en emplissant le silence de leurs cris grossiers de vacanciers ? N’est-ce pas la nature l’innocence, et les hommes des tortionnaires ?
« Boundary avait perdu son statut de paradis dès lors que des hommes […] s’y étaient installés. Le mal ne pouvait venir d’un être isolé. Il venait toujours du nombre et du surnombre, de l’accumulation des haines avec le nombre, de la proximité de trop de destins orchestrant férocement leur accomplissement ».
Jusqu’au bout, jusqu’au dernier mot, le lecteur retient son souffle tant il veut savoir. Peut-être aussi tant il ne veut pas savoir. Allez savoir.
Léon-Marc Levy
* William Shakespeare, Sonnet LXV
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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