Bon vivant !, Abbott Joseph Liebling
Bon vivant !, octobre 2017, trad. anglais (USA) Jean-Christophe Napias, 248 pages, 17,40 €
Ecrivain(s): Abbott Joseph Liebling Edition: La Table Ronde
Les photographies d’Abbott Joseph Liebling disponibles sur le réseau Internet montrent un homme à la silhouette agréablement sphérique, obtenue, travaillée – on le devine – à grands coups de fourchette (car une silhouette de gourmand se travaille, comme une silhouette de culturiste, seul le résultat est différent). Ce journaliste du New Yorker, mort en 1963 (à l’âge de cinquante-neuf ans) est inconnu en France, pays qu’il aimait d’un amour quasi-religieux, comme l’aiment en général les Américains gourmands et cultivés (pas les idiots qui en période de froid diplomatique versent à l’égout le vin français qu’ils ont au préalable acheté). Liebling y séjourna souvent, entre les années 20 et le début de la décennie 1960, désireux – on le comprend assez bien – d’échapper à tout ce que son grand pays possédait d’horripilant. En 1926-1927, il avait obtenu de son père les subsides nécessaires pour une année d’études à la Sorbonne. Liebling ne se distingua point par sa fréquentation assidue de l’alma mater et passa beaucoup de temps dans les restaurants (savait-il seulement faire la cuisine ?).
Il raconta cette expérience et quelques autres dans des articles du New Yorker, réunis en volume. Ils nous font connaître une France qui, à bien des égards, n’existe plus, un pays de vieille tradition qui n’avait pas encore été contaminé par l’American way of life et ses névroses collectives. Américain jusqu’au bout des ongles, mais Français de cœur et surtout d’estomac, Liebling était bien placé pour observer cette évolution. Il avait connu une époque où, à Paris comme en province, on pouvait manger très bien et pas cher (pour retrouver cela aujourd’hui, il faut se rendre en Espagne ou au Portugal). Durant son année d’études, ou plutôt d’apprentissage gastronomique, Liebling, qui n’était pas famélique (surtout pas), mais qui ne roulait pas non plus sur l’or, se livrait à de savants calculs, à d’expertes combinaisons (détaillées aux pages 94-103), pour tirer de chaque repas la somme la plus haute possible de plaisir. Il remarque, sans doute avec raison, qu’un homme riche ne sera jamais un vrai gastronome, car il n’essaiera pas toutes sortes de recettes savoureuses, mais modestes. Les préférences de Liebling le portaient vers des plats traditionnels, populaires, bon marché (un ouvrier ne peut pas se contenter, pour son déjeuner, de carottes râpées payées au prix du vrai foie gras) et roboratifs, généralement accompagnés de sauce. La description de ce dîner de 1956, au cours duquel notre journaliste se retrouve à saliver devant la plate-côte de bœuf pochée dans des légumes, servie à la table voisine, vaut la lecture. C’est une vision de paradis perdu. Entre 1926 et 1956, constate Liebling, la France a changé et adopté les mœurs américaines les plus détestables : l’hygiénisme alimentaire, la diététique, le goût du sport (« le sport, considéré avant la guerre comme une forme d’excentricité, était maintenant pris au sérieux », p.191), le puritanisme (quand Liebling parle à la page 60 de « la plus amusante en même temps que la plus instructive des activités humaines, et une des plus inoffensives », il ne pense pas à la gastronomie), l’automobile, le féminisme hargneux (« Les femmes détestent qu’on voie en elles des sources de plaisir ; une telle attitude est à leurs yeux une preuve de sexisme. Elles veulent qu’on les prenne au sérieux, comme les retombées radioactives », p.59). La remarque de Liebling, selon laquelle les Français ont commencé à écouter les avis des médecins après que ceux-ci ont effectué des amputations à tour de bras, si l’on peut dire, pendant la Première Guerre mondiale, recèle peut-être une vérité insoupçonnée (p.193). La cuisine française, constate-t-il, naguère longuement mijotée, glisse vers le fast food et la steak house. Encore Liebling est-il mort à temps pour s’épargner la vision des succursales de McDonald’s et de l’azote liquide servant à autre chose qu’à des expériences de laboratoire ou à conserver Walt Disney (selon une légende tenace). Liebling aimait son pays natal, mais ce qu’il pouvait y détester et qu’il fuyait en venant chez nous avait fini par le rattraper. Dans ses articles, il ne dissimule rien de ses goûts et dégoûts ; il méprise la vodka (« le narcotique idéal pour le buveur qui veut oublier combien sa mère serait peinée de savoir ce qu’il fait », p.98-99), le whisky (auquel les Français se sont mis, ce qu’il considère comme une marque de soumission) ; apprécie le cognac et exalte le calvados.
En 1926, Liebling avait appris la gourmandise en autodidacte. Mais, dans tout apprentissage, il faut un mentor. À la Libération, il devint l’ami d’Yves Mirande, estomac d’acier et foie de bronze, auteur aujourd’hui oublié de pièces à succès, des comédies de boulevard qui ne prétendaient pas faire réfléchir à la condition humaine (pour ce qu’est la condition humaine, moins on y pense, mieux on se porte), mais qui rendaient les spectateurs heureux deux ou trois heures, ce qui n’est déjà pas si mal. Mirande fut également réalisateur et fit un temps partie de la colonie française de Hollywood, où il eut une liaison avec Greta Garbo (on a beau savoir qu’il ne fut pas le seul…). Mirande initia Liebling aux restaurants du Paris mondain. Le livre lui est dédié.
Ces articles sont les mémoires d’un homme heureux et son bonheur est contagieux, même si la lecture ne remplace pas un bon repas et un bon flacon. On hésite entre la nostalgie (forcément stérile) et l’envie de chercher un restaurant encore digne de ce nom. Laissons à Liebling (dont rien, dans ses articles, ne permet de deviner qu’il vient d’une famille juive d’origine allemande et que donc sa remarque est lestée d’un poids tragique) le dernier mot : « “Mens sana in corpore sano” est une contradiction dans les termes, le fantasme d’un Monsieur Avoir-le-Beurre-et-l’Argent-du-Beurre. Aucun homme sain d’esprit ne saurait se priver de plaisirs débilitants ; nul ascète ne peut être considéré comme incontestablement sain d’esprit. Hitler était l’archétype de l’homme abstinent. En le voyant boire de l’eau dans les brasseries, les autres Fritz auraient dû se douter qu’on ne pouvait pas lui faire confiance » (p.121).
Gilles Banderier
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