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Bollywood : l'or indien

Ecrit par Yasmina Mahdi le 05.12.12 dans La Une CED, Les Chroniques, Côté écrans

Bollywood : l'or indien

1) Bollywood : l’or indien

 

Devdas, le star-système indien

 

Devdas fait partie du cinéma dit populaire, à grand succès commercial, néanmoins de qualité, parvenu à la reconnaissance mondiale. C’est le film le plus coûteux de toute l’histoire du cinéma indien, avec la création originale de tous les décors. Devdas est à la fois le titre du film et le nom du héros.

Ce trompe-l’œil oriental doré, aux brillantes couleurs bollywoodiennes, est une œuvre qui a été sélectionnée à Cannes en 2002, et mise en scène par Sanjay Leela Bhansali, nommé meilleur réalisateur en 2003. Aïshwarya Rai Bachchan qui interprète Parvati, a été en 2003 la première actrice indienne membre du jury à Cannes. Shabukh Khan s’immisce intimement dans la peau de Devdas – Roméo indien –, éperdu d’amour pour Paro (Parvati) Radha – la pureté et Juliette… Le générique commence sur la maison de production Mega Bollywood, en lettrage doré, ce qui est explicite de la démesure de Devdas. Puis vient la dédicace « à mon père » sur fond rouge sang où les lettres et les noms s’inscrivent comme des tatouages, éclosent comme des signatures sur les images de la déesse Kali, entourée de femmes florales. Le premier mot prononcé est celui de « mère ».

Une histoire déréalisée

 

Il est question d’une transposition diégétique d’une Inde splendide du début du XXème siècle. Pourtant l’occupant anglais s’y profile comme un invariant terrible, rendu omniprésent même si aucun européen n’apparaît à l’écran. Devdas revient de Londres, après y avoir étudié dix ans, comme autrefois les anglais et les français lettrés et nantis faisaient leur « tour » en Europe. Ce voyage est un trésor de guerre [ce n’est pas un hasard si père et fils sont avocats], une espèce de double appartenance à deux nations puissantes. La langue indienne s’émaille d’expressions anglaises, et le père, riche propriétaire, s’enorgueillit de l’acquisition récente de son titre de Sir. D’emblée, le personnage masculin est ambivalent, gentleman occidentalisé mais de retour dans sa famille pour se marier. Nous voici transposés dans un ruissellement de couleurs, comme sur le tapis volant des Mille et une nuits, dans un fabuleux palais bâti par un génie, ornementé, festonné, une pièce montée ; un chef-d’œuvre. L’amour et la romance baignent cette histoire déréalisée où, finalement, rien ne se passe d’extraordinaire hormis le quotidien d’une famille.

 

Le système des castes

 

Au début du film, la caméra court après les acteurs, les piste jusque dans leurs moindres émotions, traverse les cloisons ouvragées de vitraux, survole les tapis chamarrés, les festons, les traque sur les balustrades au-dessus des fontaines et des bassins délicats. Bansali cadre la famille heureuse du retour du fils prodigue, la folie et la démesure que procure un tel événement. Face à la mère possessive, une grand-mère compatissante, une belle-fille fielleuse, quelques hommes, le contrechamp diégétique et social est campé. Une famille puissante, installée comme dominante est contrebalancée par l’apparition de la merveilleuse jeune fille (Parvati) à la beauté surnaturelle mais issue d’une caste inférieure (une mère danseuse, un père comédien, vivant dans un manoir délabré), et cependant l’héroïne de rêve. Paro attend Devdas depuis toujours, c’est une prédestination, inévitable, et Devdas aime Paro en secret, tous deux se vivent telles deux moitiés séparées, mais communicantes à travers l’espace. Dans ce récit surréel, il n’y a pas vraiment d’amour parental – le père est un tyran domestique, la mère, aveugle et autoritaire – ; il n’y a pas de sexe – Paro ne consommera pas son mariage. Seul l’esprit d’un idéal de perfection plane sur le film, les êtres, l’or à profusion, les losanges et volutes du sol et des plafonds, les soieries, les drapés, les peaux parfaites, les manteaux de cheveux, les yeux de biches, les parures extravagantes. C’est sidéral et sidérant. Il s’agit donc bien de l’histoire du désir, impalpable mais implacable dans son ordonnance, et macabre comme toute passion.

 

Les hommes comme les épigones des dieux

 

Donc, après l’éviction de ses souvenirs d’Angleterre, Devdas reprend possession de sa terre natale, de sa promise, mimant ainsi le dieu Krishna. Paro s’est consacrée toute entière, depuis son départ, au culte amoureux tel celui de la déesse Radha. C’est un récit tissé sur les amours divins de la religion hindouiste, un mythe. Paro (ici la sublime A. Bachchan) est belle, parfaite, le sait et le déclame face à Devdas (magnifique, ici l’acteur musulman Sh. Khan) ; tous deux sont munis de toutes les qualités, à la mesure de demi-dieux. Mais tout va basculer. Le poison que distillent les deux humains, la belle-sœur jalouse et le père inflexible, va provoquer haines, ruptures et malheurs jusqu’à l’inévitable : la mort de Devdas et la claustration de Paro. Pouvons-nous voir là la marque laissée par le colonisateur, fracassant à jamais les croyances en des mythes ancestraux, mettant à bas les systèmes d’une société complexe, divisant les esprits et les familles ? L’impossibilité de consommer l’amour va-t-elle de pair avec le contrôle exercé par les anglais, la soumission exigée de ses vassaux ? La déréalisation de l’histoire s’accompagne du manque lacanien – une angoisse et une perte sans retour, sans objet autre que l’absence de l’être désiré. Tout le film se heurte à ce constat, à cet écueil. L’îlot qui a habité les tendres retrouvailles de Paro et de Devdas – magnifié comme une miniature – s’est transformé en fleuve cruel, celui où les restes humains, après la crémation des corps, se délitent. Devdas, alcoolique, tuberculeux et dépravé, va mourir comme un mendiant, à terre, aux portes de la forteresse imprenable, dans laquelle Paro sera recluse à vie. Mais le dieu clément jette ce dernier feu de bengale, ce fruit encore jeune, ce désir inassouvi qui brûlera la demi-déesse qu’est Parvati pour rendre éternels les amours fabuleux. Comme cette lampe à huile que Paro conserve enflammée de bout en bout des 2h45 de ce merveilleux film.

 

II) Bollywood : l’or indien

 

Synopsis

 

Devdas, comme nous l’avons dit précédemment, titre du film et nom du héros, fait partie du cinéma populaire de Bollywood. En filigrane du film, s’inscrit en une sorte de deuxième langue à décoder, leBhârata Natyam, célèbre danse du poème dévotionnel amoureux dédié au dieu Ganesh. Krishna et sa femme Radha y miment le désir intense de fusion éternelle. Rappelons les faits : Devdas est le nom bengali du héros – jeune homme aisé revenant de Londres –, également roman éponyme écrit en 1917 par S. C. Chatterjee. Depuis 1928, de nombreuses adaptations ont été tournées en Inde, en hindi, tamoul, etc. Mais le Devdas de S. L. Bhansali est la première œuvre à remporter un succès international. Il s’agit de l’histoire d’un amour éperdu et contrarié, à cause de la frivolité du jeune homme (Devdas) et de l’orgueil de la jeune fille (Parvati), dite Paro, dont l’origine très modeste et la caste inférieure vont provoquer la mésalliance, le rejet familial, le bannissement.

 

L’empire des femmes

 

L’image spéculaire de Paro est Devdas, et vice et versa. Au tout début du film, cette double occurrence est montrée par un jeu de regards croisés à travers des jumelles de théâtre, une optique redoublée, dupliquante, rendue triangulation du regard par l’œil-caméra. Paro scrute Devdas, nous le rend en gros plan – c’est par le regard féminin qu’on le découvre. C’est un épiage, l’un débusquant l’autre, à égalité, une chasse tendre. Ce n’est pas par le regard de l’homme que Paro arrive – schéma classique du cinéma occidental où le regard au masculin se fait la trame de la diégèse, son substitut –, c’est une entité, un absolu féminin qui prend place dans l’imaginaire et le champ cinématographique. Une part belle est faite aux femmes, et c’est par elles que l’intrigue se noue et se dénoue. Un gynécée envahit l’écran, où des danseuses scandent les prouesses vocales et corporelles de Paro, et tous les âges de la femme sont représentés en des typologies variées. Ici, une mère, non pas une épouse, mais une vierge intouchable, frappée du sceau de l’amour – une blessure faite au front par son amant idéal avec un bijou de perles. Une petite cicatrice comme la blessure du sexe, mais vivante au milieu des parures et des décorations au henné. Une chair consacrée, ritualisée, adorée.

 

Une autre face de l’amour : la courtisane

 

Le désir de fusion intense entre Paro et Devdas va être mis en péril par l’apparition de Chandramukhi (jouée par Madhuri Dixit, immense star). Incroyable danseuse, mime, grande prêtresse sublimée. Et nous voici au sein des velléités de soif ardente, folle, des réminiscences amoureuses de Krishna et Radha, troublées et mises en péril par cette autre face de l’amour, de prime abord plus mercantile, celle qu’éprouve une belle dictériade envers un client privilégié. Le tableau est tempéré, Chandramukhi est peinte sous les traits d’une célèbre courtisane, raffinée, détentrice du haut art de la danse du Bâratha Natyam (interdite sous l’ingérence anglaise, ici interprétée magistralement par M. Dixit, danse tirée d’un quasi oubli). Envoûté progressivement, choyé et adulé par Chandramukhi, Devdas plonge dans une mélancolie sans fin et un alcoolisme violent, qui s’ensuit de sa déchéance, sa maladie, la perte de tous ses biens et de ses illusions. L’adorée Parvati s’est muée en une aristocrate puissante et adroite, tandis que Devdas va s’avilir de plus en plus jusqu’à devenir une épave reniée par les siens, jusqu’à être accusé de vol ! La grande roue de l’Inde tourne, autour des bras et sous les pieds du sol que foule la déesse Kali, (ici Durga). S’il s’agit bien de la même déesse, on comprend pourquoi Devdas meurt violemment, écrasé sous son empire redoutable, divinité dont la cour se compose de vampires et d’âmes damnées.

 

L’Inde blessée

 

Celles et ceux qui incarnaient la fierté et le prestige des familles tombent sous les coups du destin (programmé par l’Occident, inhumain et pilleur ?). Le dignitaire, veuf, impuissant, se perd dans le culte d’une épouse disparue, laissant Parvati stérile, affligée. Le retour du fils prodigue Devdas s’achève avec la ruine de sa famille et sa mort ignoble. La mère de Paro (ici, Kirron Kher, actrice penjabie), à qui l’on a laissé croire à l’union de sa fille avec Devdas danse de joie devant la famille, qui va lui faire subir l’humiliation suprême d’un refus et d’une répudiation. Quand le scandale éclate au milieu de la grande fête familiale, des préciosités, lors de la révélation de l’identité de l’invitée, Chandramukhi – sa présence considérée comme une hérésie et un sacrilège –, c’est l’histoire de l’Inde qui éclate et part en morceaux. Comme le rappelle à ce moment-là Paro, ne vient-on pas, en insultant la courtisane, de violer cette coutume, celle de modeler la statue de la déesse avec de la terre prise devant le sanctuaire des prostituées, et d’insulter Durga ? La terre des maharadjas, leur haute civilisation, la perfection de leurs arts n’ont-ils pas été balayés et relégués au seul primat du souvenir ? Bollywood sans doute reprend à son compte ces fastes et ces épopées, regreffant les joyaux sur les tissus et les perles aux colliers.

 

Yasmina Mahdi


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A propos du rédacteur

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.