Bois-aux-Renards, Antoine Chainas (par Didier Smal)
Bois-aux-Renards, Antoine Chainas, Folio policier, février 2024, 496 pages, 9,40 €
Edition: Folio (Gallimard)
« Adiaphorie » est l’un des nombreux mots dont se sert Antoine Chainas au fil de son neuvième roman pour inciter le lecteur à interrompre le fil narratif le temps d’une plongée dans le dictionnaire. Car l’auteur dispose et use d’un riche lexique, et il en fait étalage tout au long des soixante-trois brefs (ou parfois moins brefs) chapitres de Bois-aux-Renards. On est ainsi confronté, en ouverture du quarante-cinquième d’entre eux, aux phrases suivantes : « L’aube avait une couleur de liquide amniotique. On imaginait les cellules desquamées mélangées à l’eau des altostratus, le chorion connecté aux nuées utérines et la migration des kératocytes pour combler dans les fonds lointains du ciel ». Un peu avant, concernant le petit-neveu d’Admète, personnage sur lequel on reviendra, on apprend « que le livedo sur son long nez, s’il se prolongeait, se muerait avec l’âge en thrombose ». Cela peut sembler paradoxal, à l’ère de l’appauvrissement lexical généralisé, mais la débauche lexicale à laquelle procède Chainas a le don d’agacer : c’est un peu gratuit et démonstratif. Surtout venant d’un auteur qui se fend au passage d’un joli « maître étalon »…
Cette volonté démonstrative, qui semble souvent déplacée, on la retrouve de même dans certaines comparaisons, jolies mais inutiles dans le fil narratif puisque ne menant à rien ou semblant un rien vaines. Un exemple : « Il écarta délicatement les draps, se leva sans bruit pour se diriger, aussi qu’Adam sur les berges du Pishon, vers l’encadrement de la fenêtre ». Si encore le personnage, Yves, tueur en série de son état, s’éveillait dans un décor édénique, on comprendrait. Un autre exemple, pour montrer que ce n’est pas un cas isolé ; il s’agit cette fois-ci d’Hermione, la femme d’Admète : « La vieille femme, entièrement habillée de bure noire, s’était posée devant la troupe des femmes, imitant par son autorité naturelle, par sa majesté tranquille, la posture de quelque coryphée mysien ». Ici, la comparaison est moins gratuite, mais dans le contexte global du roman, elle sent elle aussi sa pose culturelle.
Ceci, c’est pour le style. Pour qui n’en serait pas incommodé, voyons les idées. On pourrait célébrer le découpage en chapitres brefs, qui aurait l’avantage de servir de base à un séquençage scénaristique pour un éventuel réalisateur en quête d’une histoire plaisant à l’époque, puisque Bois-aux-Renards est bien dans l’air du temps : en l’an de grâce (débauchons donc le lexique) 1986, un couple de tueurs en série (bâillement…) est confronté à une communauté reculée semi-nomade placée sous la férule d’un allumé total, Admète, et entretenant un rapport haine-amour aux renards (re-bâillement…) ; il y a du Deliverance dans ce récit dont on ressort avec une petite question insidieuse : quand le couple a-t-il eu l’occasion de faire le plein du réservoir de son camping-car Volkswagen T3 (un petit côté Houellebecq dans le récitatif des caractéristiques historiques et techniques d’un véhicule) alors qu’il ne cesse de rouler durant plus de trois cents pages avant de finir au fond d’un ravin ?
Savamment, Chainas distille les informations au compte-gouttes relatives aux tueurs en série qu’il a créés, bien que l’on n’échappe pas à un long paragraphe relatif à la méthode chimique d’étourdissement des futures victimes, mais l’on a envie, une fois qu’on est en possession de l’historique et des motivations du couple, de soupirer et dire « Tout ça pour ça ? ». Même si l’on doit reconnaître que certaines des considérations d’Yves quant à la société de consommation (il est chef de rayon dans un hypermarché ; sa femme, Bernadette, y est caissière), bien que peu originales, sont frappées au coin du bon sens : en gros, il constate que les églises ont été vidées au profit des lieux de consommation. Très bien.
Du côté de la communauté vivant dans le lieu-dit « Bois-Aux-Renards », quelque part au sud des Alpes, les motivations ne sont guère plus éclairantes : on sait juste qu’elle se veut héritière d’une tradition multi-séculaire auréolée de légendes. Et c’est là que le bât blesse : la plongée dans ce que l’âme humaine a de plus moche voire amoché, on s’y attend – après tout, la psychanalyse et le fait divers sont passés par là, pas nécessairement dans cet ordre, et l’ordure semble être la norme sociétale dans le roman policier depuis quelques décennies. On n’est pas des anges, merci, on le sait. Le problème est que, au fond, mis à part le ressassement d’Yves sur le consumérisme et l’absence de spiritualité, Chainas ne dit rien sur le monde : il en montre une parcelle dégueulasse de plus, avec son lot de sadisme répugnant (la scène du lancer des renardeaux suivi de leur massacre à coups d’outils, franchement, on espère qu’il n’a pris aucun plaisir à l’écrire – bien qu’on doute). Mais on pouvait espérer, dû au sous-titre alléchant, Contes, légendes et mythes, qu’un contrepoint serait offert à toute cette laideur par des grandes et fabuleuses histoires provenant du fin fond de Bois-aux-Renards – las, il n’en est rien : les histoires que raconte Admète ne sont que des mises en abyme de celle racontée par le roman (le chasseur devenant proie, l’égarement létal, etc.), et aucune rédemption n’est à en attendre.
Bref, là où une journaliste de Télérama a éprouvé l’impossibilité « de lâcher cet incroyable livre-monde » (quelqu’un pourrait-il expliquer le sens de cette expression journalistique au possible ?), on a surtout éprouvé l’urgence d’en finir avec un roman dont on espérait qu’il contre-balance la laideur des motivations et actes de ses personnages par la grandeur de « contes, légendes et mythes », en fait absents. Et on n’est vraiment pas réconcilié avec le roman policier contemporain.
Didier Smal
Antoine Chainas (1971) est un auteur français de romans policiers.
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