Blanchiment d’Histoire, blanchiment du Passé, par Amin Zaoui
Nous sommes les enfants malheureux d’une longue dynastie d’échec. Nous sommes les enfants de la déception. Partout les murs d’interdiction, de lamentation ou de désolation sont dressés. Dans les têtes, dans les textes et dans la cité. Dans ce monde arabo-musulman né avec une pathologie historiquement génétique, le rendez-vous avec la modernité est raté. Cette défaite qui perdure s’explique, à mes yeux, par la faillite de l’intelligentsia. Religieuse, politique, technique, littéraire et philosophique. La racine de cette faillite chronique généralisée a trouvé sa terre fertile dans la façon avec laquelle notre intelligentsia regarde, lit ou analyse son histoire. Retourner l’histoire ! Dans la façon avec laquelle cette intelligentsia noue son rapport avec le patrimoine local et universel. En somme, la façon avec laquelle elle compose avec le passé. Hier ! Nous sommes une société qui, depuis le cinquième siècle de l’hégire, le onzième selon le calendrier grégorien, fuyant son temps réel, son miroir, ne cherchant que refuge dans le passé. Elle avance vers le non-sens. Une société qui sacralise aveuglément le passé et ceux qui l’ont fabriqué. Dans un état pareil, le passé, notre passé, n’hésite pas à remplacer le futur, dans notre vécu comme dans notre imaginaire collectif. Confortablement, il occupe la place du présent. Sacraliser le passé est un signe de fanatisme. Nous vivons dans une société forgée dans une culture qui rejette le temporel.
Sacraliser le passé c’est cultiver le blanchiment d’histoire. Bannir la critique, c’est blanchir le patrimoine. La maladie dite « maladie de la sacralisation du passé » est, par excellence, une pathologie arabo-musulmane chronique. Nous sommes aussi la société de la diabolisation. Diaboliser la raison. La critique. L’analyse. La différence. On diabolise tout ce qui refuse d’accepter les règles imposées par la discipline du troupeau. La maladie de la diabolisation est la sœur jumelle de la sacralisation. Les deux revers de la médaille. Ces deux maladies chroniques, la sacralisation et la diabolisation, assassinent chez les générations successives toute lueur d’une probable naissance de la critique. Nous sommes une société intellectuelle née, faite dans la peur de la critique. On rejette les questions gênantes et on adhère à la réponse prêt-à-porter. Le passé pense à la place du présent. Sacraliser cela signifie : ne pas penser, ne pas critiquer. Valider ! L’histoire n’est que le produit infini des hommes et des femmes. L’histoire n’est pas le fruit des anges ou des diables. On a brûlé les livres d’Ibn Rochd. On a assassiné Abdallah Ibn El-Mouqaffae (traducteur de Kalila wa Dimna). On a jugé le film L’Oranais de Lyès Salem… Autour de nous, en nous, dans notre imaginaire on a construit un sacré qui bloque notre passage vers le présent qui à son tour doit s’ouvrir sur le futur. Les révolutions sont le travail des hommes. Tout travail humain est temporel et incomplet. Nous avons beaucoup et longtemps menti sur nous-mêmes et sur notre histoire. Nous avons menti à nos enfants. Et nous continuons notre mensonge. Quand l’histoire devient une zone parfaite intouchable, cela signifie qu’un acte de blanchiment de cette histoire est en cours. Les faux-monnayeurs ! La vérité dans sa proportionnalité historique est violée. Et depuis quinze siècles, tantôt nous le portons sur nos épaules, tantôt nous le traînons en nous… un cadavre en phase de décomposition avancée. Un cadavre qui ne dit pas son nom… Et il s’appelle le passé sacré.
Amin Zaoui
In "Souffles", Liberté (Alger)
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