Big Brother, Lionel Shriver
Big Brother, août 2014, traduit de l’américain par Laurence Richard, 434 p. 22,50 €
Ecrivain(s): Lionel Shriver Edition: Belfond
Ce livre ouvre l’appétit comme son volume et l’énorme silhouette de son Big Brother qui nous fait face comme une ombre chinoise sur toile de fond jaune de son graphisme en première de couverture.
Ce livre ouvre l’appétit dès les premières phrases servies sur la table des premières pages & nous le ravit – notre appétit.
Nous ravit l’appétit grâce à la tension qui nous place, lecteurs, sur la ligne fébrile entre compassion & répulsion dans le processus d’identification, puisque les personnages ont cette trempe des caractères forts qui s’entrechoquent
et se renvoient la balle dans des rapports de force qui nous rendent arbitres de leurs états hauts en couleur.
Nous met en force d’appétit grâce au suspens qui maintient en haleine la force tranquille des pages nous menant, entre les lignes, vers un dénouement sans cesse reconduit et prêt à tout moment d’éclater.
Les personnages de Big Brother rayonnent de leur charisme d’entrée de jeu.
Le personnage de Flechter d’abord, conjoint de la narratrice, dont le rigorisme mental et l’abord rustre & subtil, menant une fausse vie frugale dont la réalité boulimique ne trompe personne
couvent une lave offensive sous la cendre /
et jettent des mots volcaniques à la première irruption de l’imprévu.
Lorsque la narratrice lance l’idée d’une nouvelle visite de son frère au sein de la demeure par exemple, dès les premières pages, grignotant peu à peu le discours des détours n’osant énoncer l’idée directement – pour abattre sa propre décision comme un jeu de carte joué d’avance – on sent toute la tension parcourue dans ce dialogue forcé entre une conjointe faisant résistance & un conjoint dont l’ascendance se martèle à coups de répliques d’autant plus acérées qu’elles débordent d’une autre résistance rapace et vorace d’une ironie sourde mais cinglante.
Tentative d’une sœur pour héberger un frère en voie de perdition, tentative d’imposer la venue de ce frère non apprécié dans la sphère privée du couple,
tentative d’imposer la loi et la voix des liens du sang plus haut que la conventionnelle tranquillité conjugale – déjà l’ébauche d’une véritable intrigue met en route une histoire prometteuse de rebondissements.
L’effacement de la voix de l’auteure, ici, donne toute sa hauteur à la puissance du personnage de la narratrice qui, dans sa force tranquille d’une vie quotidienne à l’écart du regard bruyant des autres et de la vie tapageuse parasite, affirme sa présence et assigne au respect de son existence. Une force tranquille, la narratrice.
Puis surgit comme décidé par la narratrice le personnage d’Edison, le petit frère, dont l’atterrissage pour son arrivée vaut son pesant de pages. Le temps qu’il faut à la narratrice pour comprendre la transformation physique de son frère – lesté de plus d’une centaine de kilos – offre des lignes savoureuses saupoudrées d’un mélange de suspens, de pitié & de causticité qui met encore en appétit l’attente gourmande du lecteur ; le temps qu’il nous faut pour comprendre que le passager impotent du vol aérien n’est personne d’autre que le frère attendu, signe une arrivée de taille :
– EH, TU RECONNAIS MÊME PAS TON FRÈRE ?
Lorsque j’ai pivoté en direction de la voix familière derrière mon épaule, j’ai eu l’impression de heurter de plein fouet la vitre d’une porte automatique. Le sourire de bienvenue que j’avais préparé s’est évanoui. Les muscles autour de ma bouche se sont raidis, contractés.
– … Edison ?
J’ai scruté le visage rond, les traits tendus comme s’ils avaient été peints sur un ballon. En fixant ses yeux marron, presque noirs désormais sous les paupières tombantes, je crois que j’essayais de ne pasle reconnaître.
(…)
Les retrouvailles ont la saveur tonique de la causticité :
– Dis-moi, comment s’est passé ton vol ?
(…)
– L’avion a réussi à décoller, a-t-il grogné. Même avec moi à bord. Si c’est ce que tu voulais dire.
– Je ne voulais rien dire de spécial.
– Dans ce cas, ne dis rien.
Je ne suis pas censée dire quoi que ce soit. D’ores et déjà, je commençais le rude apprentissage de ces convenances modernes qui m’étaient étrangères. Edison pouvait plaisanter sur lui, et s’il était apparu sous une forme présentant ne serait-ce qu’une ressemblance passable avec le frère dont je me souvenais, il ne m’aurait sûrement pas ratée à propos de mon tour de hanches. Mais quand vous voyez descendre de l’avion votre frère lesté de près d’une centaine de kilos de plus que lors de votre dernière rencontre, vous vous taisez.
Les relations compliquées pour ne pas écrire tordues de cette famille de l’Iowa, recomposée autour des deux créatures solitaires que sont Flechter et Pandora Halfdanarson la narratrice, l’un ébéniste d’art l’autre femme d’affaires en pleine réussite,
s’écrivent dès le début de ce roman & se lisent dans les lignes mêmes, percutantes dans leurs dialogues, exprimées dans le récit.
Si Pandora est d’une nature solitaire, et d’un tempérament plutôt délibérément insipide pour désir affirmé/assumé de tranquillité personnelle, son frère Edison serait plutôt le contraire. Quant à son conjoint, créature pareillement solitaire, son genre névrosé égocentrique mâtine sa vie d’une discipline psychorigide et d’excès monomaniaques compulsifs ; les manifestations des beaux-enfants de Pandora sont, elles, à la hauteur du caractère bien trempé de l’environnement ; Solstice, une jeune sœur de la tribu Halfdanarson, tente de son côté de trouver un semblant d’équilibre au milieu des vestiges fracturés d’une famille folle et dysfonctionnelle ; la trace indélébile du père enfin, acteur dans une série télé très célèbre, surnommé dans son halo de gloire Travis Appaloosa, ajoute à la peu banale existence de la tribu. D’ordinaire, écrit la narratrice, j’adorais dire du mal de notre père avec Edison, et ce rituel nous reconnectait à notre histoire familiale stupide et complètement tordue.
Mais d’autres personnages, pas en chair et en os, peut-être moins évidents mais tout aussi forts dans leur présence, circulent aussi dans l’entourage de ce Big Brother : ainsi l’irrésistible marionnette faire-valoir de toutes les névroses, sorte de Bad Doll porte-voix des hystéries des uns et des autres, exutoire pantin de chiffon, gris-gris expiatoire, The Doll Baby Monotonous ; ainsi la maison lobotomisée, le chez nous pas si évident qu’il n’y peut paraître pour la narratrice : Chez nous. Bien sûr que c’était notre maison.
Après avoir été locataire la plus grande partie de ma vie, je ne m’étais toujours pas départie de l’impression que cette adresse sur Solomon Drive n’était pas vraiment la mienne ; je gardais le lieu dans un état de propreté fanatique, comme si les véritables propriétaires étaient susceptibles de rentrer à l’improviste.
La tonalité du roman reproduit fidèlement cette complexité relationnelle & distordue mais toute en ironie vivifiante / salutaire des personnages.
Hauts en couleurs, les personnages lancent des répliques qui fusent. Et l’ambivalence de certains d’entre eux, dans un présent fait de blocs conflictuels ou dans un présent inactuel / mis au rebut / mais dont les séquelles exsudent par les pores du geste ou du verbe – ajoute à la beauté du texte et de l’intrigue de Big Brother.
Ce nouveau roman de l’auteure d’Il faut qu’on parle de Kevin, de La double vie d’Irina, de Double fauteet de Tout ça pour quoi, percute par sa verve sarcastique, mordante & alléchante…
un régal de style mixant une intrigue intense dans un microcosme fictif déroutant secoué hyper-activement dans le shaker de son écriture limpide & tonique.
L’univers impitoyable de Lionel Shriver continue d’impressionner & de secouer le lecteur, d’entrée
de jeu /
et jusqu’au dénouement plus que fatal, puisque les effets secondaires d’une telle lecture échappent à tout traitement thérapeutique ou cathartique autre
que l’art de peler les écorchures paradoxales du cœur & de la chair
de les déchirer davantage / de les ouvrir
encore un peu plus grand
de les décortiquer pour toucher dans le mille
le plexus solaire d’une lucidité /
infernale.
Murielle Compère-DEMarcy
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