BHL se trompe de guerre !
BHL me pose un problème essentiel. Philosophiquement essentiel, et donc qui relève de l’essence.
D’abord, je tiens à dire que je suis toujours à deux doigts d’écrire une chronique pour prendre la défense de Bernard-Henri Lévy : le torrent d’attaques ignobles dont il est l’objet régulièrement me soulève le cœur. « Libération » a dû clore les « réactions » de lecteurs tant les vannes de l’injure et de l’antisémitisme étaient largement ouvertes lors de « l’affaire Botul » naguère. Et c’est souvent comme ça dès qu’on parle de BHL. Les attaques ad hominem prennent vite le pas sur l’argumentaire. On a d’ailleurs même plus besoin d’argumentaire, les ricanements suffisent, les allusions aux chemises ouvertes ou à la fortune ou à la compagne etc. La couleur de la haine qu’il suscite est hélas trop souvent du même ton qu’une autre haine millénaire.
Mais bon. Ça n’empêche pas de dire quand le bonhomme perd complètement les pédales. Je parle d’un livre récent qu’il a signé. Je suis courageux de l’avoir lu, c’est un pavé. « Pièces d’identité ». Pour être encore plus précis et honnête, je n’ai lu que la partie (conséquente) intitulée « Le Génie du Judaïsme ». Plus de deux cent cinquante pages tout de même. Avec un titre alléchant, emprunté à Chateaubriand, véritable moment du romantisme français.
Rien ne me gêne dans l’apologie de la richesse et de la profusion des grands textes sacrés ou profanes qui constituent le socle de la culture, voire de la civilisation, juive millénaire. BHL rappelle non seulement l’importance fondamentale de ces trésors mais surtout leur caractère universel et l’immense apport qu’ils constituent pour l’humanité toute entière. Il ne se contente pas d’en souligner l’importance intrinsèque, mais il déroule le fil du sens jusqu’à montrer comment ils sont en œuvre encore aujourd’hui dans la pensée, en particulier occidentale. Autre terrain sur lequel j’adhère sans hésitation au propos : le Judaïsme est une matrice constitutive de l’écriture, non pas au sens technologique, mais au sens sémantique et esthétique. L’analyse textuelle et la linguistique viennent en droite ligne de l’exégèse cabalistique.
Puis, première surprise, BHL fait l’apologie d’une « judéité d’affirmation », l’opposant à la figure triste de « l’Israélite » honteux du XIXème siècle. Bon. Il va de soi (pour moi en tout cas) que le temps est largement passé de « la Honte de soi » juive. Je suis surpris que BHL, habituellement vif et en première ligne sur les « coups », se bouge sur ce thème en 2010 !! Ce n’est pas moi, Juif séfarade, qui vais penser et vivre le contraire ! Car dans ce dépassement de la honte d’être juif, les Juifs séfarades ont joué un rôle essentiel : ne pas avoir subi dans leur chair et donc dans leur identité symbolique l’horreur de la Shoah y est pour beaucoup. Il faut y ajouter un élément déterminant pour la génération d’après-guerre (dont BHL fait partie, nous sommes nés à 30 kms et à un an de distance) : nous avons grandi « à l’ombre » d’un état d’Israël tout jeune, plein d’idéaux enthousiasmants (même si beaucoup étaient parfaitement illusoires) pour des jeunes Juifs, l’Israël des Kibboutzim, des utopies collectivistes, de Tsahal héroïque et purement « défensive ». Un Israël « mythique », un Israël qui d’ailleurs ne soulevait pas que l’adhésion des Juifs mais celle du monde occidental tout entier et au-delà. Nous étions loin de la réprobation quasi universelle dont cet état fait l’objet aujourd’hui, à la suite d’un lent processus commencé essentiellement après 1967, la « Guerre des 6 jours » et l’irruption (il était temps !) de l’urgence de la cause palestinienne.
Là où je coince, gravement ensuite, c’est quand BHL nous ramène à lui et à sa judéité. Décidément, je coince toujours (donc souvent) quand BHL cesse de parler des concepts et des faits pour ne plus parler que de lui : « Je viens de… » « Je reviens à… » « Je revendique ce… » « Je suis ancré dans… ». Et ce qui me gêne le plus n’est pas l’égocentrisme habituel de notre « philosophe-star » mais la conjugaison de cet égocentrisme avec la revendication tardive précitée de « judaïsme d’affirmation » ! Quoi ? BHL « découvre » qu’il est juif (ou se découvre comme Juif, façon « coming out ») et du coup lâche les Lumières, la République, la laïcité pour nous dire qu’il est « Juif d’abord » ? Attendez, que je me ressaisisse ! Celui qui a combattu les totalitarismes, les racismes, les identitarismes nationalistes ou tribaux (Kosovo, Darfour, Pakistan…), celui qui pourfend l’islamisme et le repli identitaire des jeunes beurs, vient tranquillement nous dire que les Juifs doivent brandir leur judéité comme une oriflamme ? Et il se plaint de Tariq Ramadan ? Je vous l’avoue, j’en suis ébouriffé et, encore une fois, très surpris.
Il y a loin, pour moi, entre le fait de vivre avec fierté personnelle, pourquoi pas un certain orgueil, sa judéité (ou son judaïsme) dans la sphère privée et le fait d’en fabriquer un étendard. Je suis un « Juif d’affirmation », pratiquement depuis mon enfance, mais un citoyen français d’abord et ça me semble autrement urgent ! Dans le déferlement des vociférations identitaires, l’agressivité communautariste montante, les tensions civiles extrêmes, il me semble que le combat des intellectuels (et peu importe bien sûr qu’ils soient juifs, musulmans, chrétiens ou mécréants de tous poils) c’est d’abord la défense de la République et de ses valeurs. Ca ne veut pas dire, surtout pas, la négation de nos identités communautaires, et la « fierté d’appartenance » qui va avec. Les individus ne vont bien que clairement situés dans une histoire, dans une culture, dans un espace propre qui les lie à leurs ancêtres. Mais pas pour faire claquer les étendards au vent ! Le « Juif d’affirmation » (comme le musulman, comme le chrétien etc.) se doit, dans le fil des Lumières, d’être un « Juif d’ouverture ». Je sais que BHL dirait « bien sûr ». Dommage simplement qu’il ait choisi, dans son « Génie du Judaïsme » de privilégier l’affirmation d’une appartenance communautaire plutôt que le combat ô combien plus urgent des Lumières.
Le deuxième livre que BHL a publié pratiquement en même temps s’intitulait « La guerre en philosophie ». Pour le premier, il me semble que l’auteur s’est trompé de « guerre » !
Leon-Marc Levy
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