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Bertrand Russell, penser avec et au-delà des mathématiques Épisode 4 : Russell, féministe et pacifiste car sceptique modéré

Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino 02.05.16 dans La Une CED, Etudes, Les Dossiers

Bertrand Russell, penser avec et au-delà des mathématiques Épisode 4 : Russell, féministe et pacifiste car sceptique modéré

 

Socrate, sous la plume de Platon dans La République, proposait une analyse brève mais pertinente des causes de la guerre que se mènent entre eux les États (1). Il envisageait aussi que dans la Cité idéale, hommes et femmes puissent également accéder à la fonction de gardien (nous dirions aujourd’hui policiers et militaires). Il avouait enfin, dans Le Banquet, que tout ce qu’il savait sur l’amour, il le tenait d’une femme, Diotime.

Pourquoi alors ne pas considérer le platonisme comme une philosophie féministe et pacifiste ? Car dans la pensée platonicienne, ces questions relèvent plutôt de l’anecdote et surtout de la théorie. La République est une utopie. Dans la réalité, Socrate a été un soldat prêt à mourir pour Athènes et un mari et un père bien peu présents.

Ainsi faut-il considérer que Russell démarre sa réflexion consacrée au rôle des femmes dans la société et à la paix sur une page laissée quasiment blanche par l’histoire de la philosophie.

Ce qui frappe tout d’abord son lecteur un peu attentif, c’est que la plupart des sujets qu’il aborde le ramène très fréquemment à évoquer la condition injuste des femmes dans la société et à dénoncer le nationalisme comme cause des guerres au XXème siècle. Ces thèmes sont récurrents, par exemple, dans La Conquête du bonheur.

On aurait cependant tort de croire qu’il s’agit là d’un soft féminisme ou d’un soft pacifisme sous prétexte qu’aucun ouvrage majeur n’est explicitement dédié à ces luttes. Les femmes n’étant pas une « minorité » et la guerre ne concernant pas que les faiseurs de politique étrangère, il est logique qu’un philosophe les prenne en compte dans une analyse globale qui vise à procurer aux hommes les moyens de vivre plus heureux. Cette façon de procéder présente aussi l’avantage d’une large audience. Or, ces causes méprisées au début du XXème siècle en ont bien besoin, à commencer par celle des femmes.

Russell écrit, dans les années 1970 : « Il doit être impossible aux jeunes d’aujourd’hui, d’imaginer l’âpreté de l’opposition qui sévissait alors contre le droit des femmes à l’égalité. Un peu plus tard, quand j’ai fait campagne contre la Première Guerre mondiale, l’opposition à laquelle je me suis heurté ne fut pas comparable à celle que les suffragistes avaient affrontée en 1907 » (2).

Cette âpreté n’empêche pas Russell, bien au contraire, de se présenter la même année à une élection partielle sous la bannière d’un parti favorable au suffrage féminin. Ainsi devient-il un homme de terrain, même s’il avoue avoir « pour des raisons de pacifisme (…) peu de goût pour l’action militante » et avoir « toujours préféré travailler dans les commissions de réformes constitutionnelles » (3).

Russell, dans les pas de Thoreau, pratique pourtant parfois la désobéissance civile qui le conduit à deux reprises en prison : six mois en 1918 pour avoir publié un tract anti-américain et quelques jours, alors qu’il est âgé de quatre-vingt-neuf ans, pour avoir soutenu une manifestation contre l’armement nucléaire interdite à Londres.

Au moins, ses combats aboutissent-ils ? Russell se félicite de l’obtention du droit de vote de ses compatriotes féminines dès 1918 et n’a pu que constater l’évolution des mœurs, certes lente mais en leur faveur, au fil du siècle. Il est au contraire accablé de constater que deux conflits mondiaux n’ont conduit qu’à une guerre soi-disant froide mais tout autant meurtrière et à une course à l’armement nucléaire angoissante. Le Tribunal Russell (4) ne peut que prendre acte des crimes de guerre, non les empêcher.

Le scandale accompagne pourtant Russell (5). Comment ce petit-fils de Premier Ministre, ce Lord qui siège à la Chambre à partir de 1931, cet homme dont la virilité est au-dessus de tout soupçon, peut-il adhérer à des causes aussi méprisables ? Ces prises de position réitérées dans une société puritaine et impérialiste dominée par la religion et la finance dont les représentants sont toujours masculins brouillent une image dont les contours étaient déjà flous : mathématicien, philosophe, agitateur ? Qui est réellement Russell ?

Ces prises de position ne permettent-elles pas, en réalité, d’établir une ligne cohérente entre les facettes intellectuelles et sociales du personnage ?

Suivons d’abord la piste biographique. Le double engagement de Russell remonte à la première décennie du XXème siècle. Il est alors trentenaire, s’épuise à la rédaction de ce qu’il considère comme l’œuvre de sa vie, les Principia mathematica tandis que son mariage avec Alyse est un désastre sentimental et sexuel. « Que de fois à Kennington, près d’Oxford, immobile sur la passerelle au-dessus de la voie ferrée, j’ai regardé passer les trains et décidé de me jeter sous l’un d’entre eux le jour suivant » (6).

Le sauvent l’espoir de vaincre les difficultés rencontrées dans ses recherches mathématiques et le sentiment que choisir la mort pour y échapper serait lâche. La combativité semble, malgré la profondeur de son abattement, le caractériser. Il va la mettre au service des autres, comme une échappatoire au monde abstrait mais terriblement complexe des mathématiques, rééquilibrant une existence dangereusement dominée par la seule vie de l’esprit.

Ainsi, d’une jeunesse de mathématicien dépressif à sa maturité de Prix Nobel joyeux, la permanence de ses convictions en faveur d’un monde où les sexes et les nations ne chercheraient plus à se dominer mais à s’épanouir ensemble est un fil conducteur.

Passons au plan intellectuel. La bibliographie de Russell semble reposer sur des ruptures : entre ses écrits mathématiques et philosophiques, entre ses publications savantes et ses textes de vulgarisation. Or, c’est toujours un homme profondément épris de vérité, de paix et d’harmonie qui est à la source de ces productions.

Vérité ? Si toute vérité est établie par la raison, il faut cependant distinguer la vérité mathématique qui dépend de la démonstration de la vérité au sens courant du terme. Celle-ci, parce qu’elle touche au concret, doit certes être établie par la raison pour ne pas relever de la superstition. Il est cependant impossible de la démontrer comme en mathématique.

C’est ce qui conduit Russell à un scepticisme modéré : « Il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est vraie » (7).

Par exemple, au début du XXème siècle, accorder le droit de vote aux femmes est jugé par l’écrasante majorité des Britanniques comme pure folie : quelles catastrophes ne découleraient pas d’élections où la moitié des électeurs seraient des êtres capricieux, futiles, soumis aux alea de leur corps conçu pour la reproduction et incapables de contrôler durablement leurs nerfs ? Tout aussi folle, parce que déshonorante, serait l’éventualité de ne pas entrer, en 1914, en guerre contre l’Allemagne.

Mais quelles raisons de supposer vraies ces affirmations ? Russell n’en trouvant pas, il refuse qu’elles continuent à être des dogmes gouvernant le monde. Car le dogmatisme est l’ennemi de l’humanité. Russell le débusque derrière tout homme qui méprise les femmes, derrière tout apologiste de la violence.

Même le pacifisme ne doit pas devenir à son tour un dogme. Alors, sans crainte de se contredire, Russell devient belliciste durant la Seconde Guerre mondiale (8). L’idéologie nazie menace la civilisation et l’humanité. Pour sauver celles-ci, il faut se résoudre à la guerre.

En matière de féminisme aussi, Russell fuit tout dogmatisme en évitant l’écueil de le réduire à une lutte des sexes. A ce titre, Le Mariage et la morale, publié en 1929 et auquel il attribue le mérite de son Prix Nobel, est caractéristique de sa démarche philosophique.

 

Marie-Pierre Fiorentino

 

(1) Livre II, 373d-374a

(2) Autobiographie, tome 1, p.196, trad. Antoinette et Michel Berveiller, Les Belles Lettres 2012

(3) Idem

(4) La Session constituante se tient le 15 novembre 1966, présidée par Jean-Paul Sartre (d’où le nom, aussi, encore utilisé de nos jours, de Tribunal Russell-Sartre)

(5) En 1916, il est interdit d’enseignement au Trinity College de Cambridge. Bloqué aux États-Unis en 1939, sa nomination au Collège de la ville de New-York est annulée par décision d’un juge qui ne lui pardonne pas ses prises de positions contre la morale établie

(6) Autobiographie, tome 1, p.195

(7) Essais sceptiques, p.17, trad. André Bernard, Les Belles lettres 2011

(8) Plus exactement il le redevient car il avait soutenu en 1900 la guerre des Boers

 

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Rédactrice

Domaines de prédilection : littérature et philosophie françaises et anglo-saxonnes.

Genres : essais, biographies, romans, nouvelles.

Maisons d'édition fréquentes : Gallimard.

 

Marie-Pierre Fiorentino : Docteur en philosophie et titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai consacré ma thèse et mon mémoire au mythe de don Juan. Peu sensible aux philosophies de système, je suis passionnée de littérature et de cinéma car ils sont, paradoxalement, d’inépuisables miroirs pour mieux saisir le réel.

Mon blog : http://leventphilosophe.blogspot.fr