Bertin ou la naissance de l’opinion, Jean-Paul Clément (par Gilles Banderier)
Bertin ou la naissance de l’opinion, avril 2018, 376 pages, 24 €
Ecrivain(s): Jean-Paul Clément Edition: Editions de Fallois
Innombrables sont les romans, bandes dessinées et films mettant en scène des journalistes ou des envoyés spéciaux (prononcez reporters). Comment ces professions sont-elles parvenues à infiltrer la fiction, ce qui ne s’est jamais produit avec les notaires, les plombiers et les dentistes (pour ne citer que trois métiers indispensables, mais dépourvus de prestige) ? La fiction ne fait que refléter une réalité sociologique, l’évolution de la presse en Europe et dans ses prolongements (Amérique, Israël, Océanie).
Le terme de « presse » est en soi intéressant. Quand, au XVIIesiècle, des pamphlétaires parfois prestigieux (comme Milton) revendiquaient la liberté de la presse, ils pensaient à la liberté d’imprimer en général : des romans, des pièces de théâtre, de la philosophie, de la théorie politique, voire de la poésie, et pas seulement des journaux. Par la suite, le mot « presse » en est venu à désigner le volume chaque jour plus important de papier fraîchement imprimé, destiné à informer ou à manipuler les contemporains. Si les journalistes sont souvent perçus (à tort) comme des héros, les patrons de presse font moins rêver. Randolph Hearst doit sa célébrité hors des États-Unis à la politique et au cinéma.
Bertin est ce qu’il est convenu d’appeler un illustre inconnu. Illustre dans la mesure où son portrait par Ingres est célèbre. Ce tableau très soigné (noter le reflet de la fenêtre dans le bois du siège) montre un homme corpulent, sûr de lui, solidement assis, les mains sur les cuisses. Bertin dit « l’aîné » (pour le distinguer de son frère) est alors au sommet de son activité. Inconnu, dans la mesure où peu de gens qui connaissent ce tableau savent au juste qui il représente.
Les frères Bertin avaient commencé leurs carrières de journalistes dans le chaos de la Révolution. En 1800, après le coup d’État de Bonaparte (comme l’écrit avec bonheur Jean-Paul Clément, « la France, profondément labourée par la Révolution, aspirait à l’ordre. Quand le 18 Brumaire s’accomplit, Bonaparte avait eu la société toute entière pour complice », p.49), ils rachetèrent un quotidien déjà existant, le Journal des débats et décrets de l’Assemblée, qui – comme son titre l’indique – publiait des comptes rendus de débats parlementaires. Bertin en fit un organe d’information proche du pouvoir impérial, non sans une nette coloration catholique. Il s’associa avec des écrivains, qui furent également ses amis, le plus connu étant Chateaubriand.
De façon générale, et pendant près d’un siècle et demi, le Journal des débats se signala par la haute tenue littéraire de ses articles (il ne se contentait pas de reprendre sans même les récrire les dépêches truffées de fautes d’une agence de presse). Patron intransigeant, relisant lui-même de la première à la dernière ligne les épreuves du numéro à paraître, Bertin incarna, au sens littéral, son quotidien. Il y eut naturellement des titres concurrents, dont ceux d’un autre magnat, Émile de Girardin, qui le premier introduisit dans ses colonnes la publicité, ce qui permit de vendre moins cher son journal, La Presse(l’aboutissement de cette logique économique étant le quotidien gratuit, au niveau très bas, que nous connaissons, financé par les annonceurs – il existe même, en Suisse par exemple, des tabloïds gratuits, au niveau encore plus bas). À l’exact opposé, le Journal des débats fut un non-sens économique : il n’eut jamais recours à la publicité, était vendu cher et eut durant sa longue existence un tirage modeste (entre 12000 et 13000 exemplaires). Il y avait, à n’en pas douter, un sentiment « d’entre soi » unissant la rédaction et ses abonnés (on n’oubliera pas que les cabinets de lecture permettaient à un titre d’atteindre un nombre de lecteurs très supérieur au nombre d’exemplaires vendus). Le titre survécut à Bertin l’aîné, fut géré par ses descendants et traversa tous les régimes politiques que connut la France entre 1800 et 1944. Le parti-pris collaborationniste des Débats leur fut fatal et aida à les faire interdire à la Libération.
Spécialiste de Chateaubriand, Jean-Paul Clément connaît admirablement le monde de la presse au XIXesiècle. Sa monographie est enrichie de nombreux documents inédits. On est fondé à déplorer un certain manque de fini (indigne, en un sens, de Bertin) : sur la quatrième de couverture, le célèbre portrait d’Ingres date de 1836 puis, dans le corps du volume, de 1832 (p.202 : il fut présenté au Salon de 1833). Dans les deux cas de figure, Bertin n’avait pas 52 ans à ce moment (il était né en 1766). Il fut également un traducteur de l’anglais. Qui est cet auteur mystérieux nommé « Lewis Lemoinne » (p.95) ?
Gilles Banderier
- Vu : 2046