Bernard Noël, François Lunven (par Jean-Paul Gavard-Perret)
Bernard Noël, François Lunven novembre 2019, 88 pages, 19 €
Edition: Fata Morgana
Bernard Noël : portrait d’un artiste maudit et saint.
Poussé par son amitié et la fascination qu’il éprouvait à son égard, mais pas seulement, Bernard Noël a écrit les plus belles pages sur un artiste « maudit » qui se suicida à 31 ans : François Lunven. Ces textes collationnés et réunis permettent un « turn-over » sur l’homme et l’œuvre aussi habités par Satan Trismégiste que sacrés (mais c’est un peu la même chose).
Avec le poète et un autre graveur (Ramon Alejandro), le trio iconoclaste – comme le rappela ce dernier – redéfinissait la position du diable « dans le livre des Etudes carmélitaines que nous étudiions assidûment en nous esclaffant de rire devant l’autorité bafouée de notre sainte Mère défunte ».
Dans la veine de Nerval, d’Artaud, de Huysmans et Meyrink, Lunven cultiva un mélange bouillonnant dans un esprit de plus en plus échauffé par ses découvertes. Elle se résume dans ce que Bernard Noël nomme une « scathéologie qui pourrait se représenter sous les espèces d’un étron ailé par la transcendance ». Le poète se fait humble devant celui qui disparut trop vite : « ma langue était trop raisonnable pour avoir incorporé la parole de François. Parole qui croisait divers vocabulaires : religieux, ésotérique, psychanalytique, scientifique, afin de donner un corps verbal aux projets de son imaginaire ». Mais ce corps verbal trouva une transfiguration dessinée, gravée et selon deux axes : l’anatomie et le combat. L’anatomie pour affronter le combat est transformée en machine mécanico-sensible. Elle ramène à un souvenir d’enfance de l’artiste rappelé par le poète. A quatre ans, sa mère le déguise pour le Mardi Gras. Honteux d’être déguisé, il ne décolle pas de sa mère. Pris d’une envie pressante, il n’ose pas demander – avant que n’y tenant plus – qu’elle l’emmène aux toilettes. Et le peintre de rappeler : « A notre retour parmi le cercle des parents, elle raconte la scène et insiste : “C’était difficile avec les ailes” ».
Tout est là. Dans le mélange inhérent à l’œuvre du plus haut et du plus bas. Noël rappelle que cette recherche est plus complexe qu’il n’y paraît : « Je ne suis pas sûr que le message évangélique de Jésus ait eu un effet quelconque sur son esprit exalté. Il était attire par les formes, les rites et les liturgies de toutes les religions. Il en détournait systématiquement le sens moral pour finalement les tourner en dérision ». Héritier de Baudelaire ou Nietzsche et surtout des suicidés – Raymond Roussel et Lautréamont – il fut sans Dieu ni maître et fit de son œuvre un travail d’excellence. Carapaces, élytres, mandibules sont comme nimbés d’un vernis qui les rapprochent de la consistance de l’acier. Le corps est en passe de tourner au monstre par l’accouplement de formes hétérogènes. Une forme d’animalité dans sa machinerie transforme l’espace mental qu’une telle figuration induit.
Le devenir d’une telle œuvre a sans doute eu besoin de l’oubli auquel Noël met fin. Elle est la terre d’où jaillit le jour, mais que le jour dérobe. L’artiste l’a reconfiguré, et Noël montre comment l’œuvre entre dans la mémoire. Le visible, c’est-à-dire ce que nous voyons, n’est donc peut-être que ce travail.
Jean-Paul Gavard-Perret
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