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Belgrade, Angelica Liddell

Ecrit par Marie du Crest 10.07.15 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Théâtre

Belgrade, chante, ma langue, le mystère du corps glorieux, trad. de l’espagnol Christilla Vasserot, éditions Théâtrales Maison Antoine Vitez, 2010, 103 pages, 14,50 €

Ecrivain(s): Angélica Liddell

Belgrade, Angelica Liddell

 

« Traversée de douleur »

Liddell écrit en 2008 Belgrade, soit deux ans après les évènements qui constituent le tout début de la pièce : l’hommage rendu par ses partisans serbes, à Slobodan Milosevic, mort en prison aux Pays-Bas alors que son procès devant la cour pénale internationale de la Haye n’était pas terminé. Liddell ne parle pas d’elle ici, n’est pas ici son personnage comme dans d’autres textes, mais elle est celle qui, en 13 scènes, fait entendre les voix de la douleur des peuples des Balkans, durant ce que l’on nomma la guerre dans l’ex-Yougoslavie, mais ces voix sont du côté des assassins désignés, les Serbes et des bonnes consciences étrangères, observatrices du conflit. La guerre, sa violence abominable (les viols, les massacres) est matière de théâtre, comme le dit l’espagnol Baltasar, représentant des humanitaires européens (p.36) :

Ce pays est un immense théâtre

Le sang est comme un rideau de théâtre

La forme même du texte s’affirme selon une rigueur dramatique remarquable avec une série de dialogues (sc 1-2-4-7-8-9-13), une série de monologues ou tirades correspondant en quelque sorte à des témoignages individuels (le communiste, le chauffeur de taxi) avec des tirades qui excluent la réponse de l’interlocuteur. Zeljko s’adresse à Baltasar qu’il séquestre et celui-ci reste muet ; de même lorsque ce dernier, revenu en Espagne, parle à sa mère, elle ne prononce aucune parole. La scène 12 est quant à elle un récit de parole : Baltasar rapporte ce que lui a dit un médecin « déçu ». Les notes de l’humanitaire espagnol sont également comme des fragments de l’horreur et des états d’âme de leur auteur (sc 5-8). Enfin certains des dialogues fonctionnent comme l’ossature de l’œuvre. La première scène réunit Baltasar et le serbe Dragan qui se retrouvent à la scène 4, et le dernier dialogue (sc 13) fait écho à la scène 8 puisque Baltasar rend visite au frère de Zeljko, Borislav, comme il le lui avait demandé. Le seul personnage féminin de la pièce, Agnès, elle aussi humanitaire, crie son besoin d’amour et de sexe, de vie intime, dans sa chambre d’hôtel (sc 2 et 9).

Les lieux eux aussi contribuent à cette architecture qui joue au réalisme historique : le musée de la Révolution à Belgrade par trois fois, le siège du Parti, un garage de la ville, un hôtel. Pourtant comme toujours chez Liddell, le profane appelle le sacré. Ainsi chacune des treize scènes a-t-elle un titre en latin et une citation liturgique, biblique. Le titre complet de la pièce fonctionne d’ailleurs sur ce double dispositif du sacré et du profane. En effet « chante, ma langue, le mystère du corps glorieux » fait référence précisément au Pange lingua de Saint-Thomas d’Aquin, texte dont la question de l’Eucharistie est centrale. Le commentaire religieux est comme la seconde lecture de l’action des personnages de théâtre. La pièce, étonnamment, va vers un apaisement, hors du champ de la guerre puisque Baltasar revient à Belgrade et rencontre le frère de celui qui l’a séquestré et va prendre son repas avec lui. C’est un EXULTEMUS final (p.102).

Au-delà de la culpabilité du peuple serbe, embarqué dans le nationalisme avec Milosevic, A. Liddell s’arrête sur la relation du père et du fils. Baltasar a été envoyé en Serbie par son père, prix Nobel, parfaite autorité morale bien pensante. Et son fils finira par se débarrasser de ses notes, conscient de l’ineptie de son entreprise (p.95-6) :

Je suis le pauvre Européen responsable

Confronté à l’échec, maman, à l’échec total.

J’ai détruit toutes les notes,

J’ai détruit tous les carnets de Belgrade.

Dis à mon père que c’est la vérité

Mais la question de la filiation est aussi présente dans le camp serbe. Zeijko, le ravisseur de Baltasar, clame sa haine du père, de tous les pères (p.69) en s’engageant totalement dans l’extermination des Bosniaques, pour désobéir à son père (p.67).

Mon père était bourré d’idées progressistes.

Il ne pouvait pas parler de l’amour.

Il lui était interdit de souffrir par amour.

Liddell ne juge pas. Les Serbes ont commis des abominations à Sebrenica mais les ennemis ont eux aussi tué, assassiné, et les Européens donneurs de leçon ne valent guère mieux au fond. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est le personnage féminin qui veut échapper à « la niche bourrée d’ossements, à la fosse commune », en appelle à une vie, loin des guerres du monde (p.21).

Cette fois, je veux perdre,

Perdre,

perdre sans raison,

Sans aimer l’Humanité

Simplement aimer ce garçon.

Agnès perdra la vie, assassinée par son jeune amant serbe.

Dans Belgrade, A. Liddell, non seulement parle de l’Europe défunte (celle des Balkans et celle de l’Ouest) mais surtout elle travaille la langue comme les corps sont suppliciés dans la violence verbale, des mots très souvent rejetés à la ligne, isolés comme si la phrase ne pouvait jamais se déployer au milieu du carnage, et de la bêtise humaine.

 

Marie Du Crest

 


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A propos de l'écrivain

Angélica Liddell

 

Angélica Liddell naît en 1966 à Figueres en Espagne. Elle crée la compagnie Atra Bilis Teatro en 1993, à Madrid, à partir d’une expression latine que la médecine antique utilisait pour qualifier l’humeur épaisse et noire qu’elle pensait être la cause de la mélancolie. Artiste, auteur, metteur en scène et interprète de ses propres créations, Angélica Liddell a des mots d’une poésie crue et violente. Elle se définit comme une «résistante civile», guidée par la compassion, l’art de partager la souffrance. En écrivant sa douleur intime dans ses spectacles, elle écrit celle des autres comme dans ‘Et les poissons partirent combattre les hommes’ (écrit en 2003), où c’est la douleur d‘immigrés clandestins qu’elle met en scène ou dans ‘Belgrade’ écrit en 2008. ‘La casa de la fuerza’ est la performance qui la révèle au public français en 2010 au Festival d'Avignon où elle se meurtrit sur scène. Loin des circuits habituels, elle amène de nouvelles créations, ‘Todo el cielo sobre la tierra’ et ‘Ping Pang Qiu’ au 67ème Festival d’Avignon en 2013.

 

 

A propos du rédacteur

Marie du Crest

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.