Baudelaire, le temps, la mort (par Léon-Marc Levy)
Toute l’œuvre poétique de Baudelaire est irriguée par le temps. Les plus grands poèmes des Fleurs du Mal comportent dès leurs deux premiers vers, comme une marque itérative – presque une signature – un mot ou une locution qui situe le propos dans le temps. Citons-en quelques-uns, parmi les plus célèbres :
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle …
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Voici venir les temps où vibrant sur sa tige …
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Tu réclamais le soir, il descend le voici …
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Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres …
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Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage …
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Quand les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne …
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Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue …
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Un soir l’âme du vin chantait dans les bouteilles …
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Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon …
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J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans …
Dans la seule partie intitulée Spleen et Idéal – qui constitue le véritable Art Poétique de Baudelaire – on compte près de la moitié des poèmes (40 sur 85) dont les deux premiers vers mentionnent une notation temporelle.
La tentation existe de voir dans ce trait imposant un héritage romantique, la très fameuse « fuite du temps » chère à Lamartine. Il n’en est pourtant point trace chez Baudelaire. Le temps baudelairien est immobile car enfermé dans un schéma cyclique, itératif : il ne fuit pas, il revient, en boucle, éternel. C’est chez le poète une aspiration à l’éternité aussi puissante que celle de l’Idéal. Les saisons, les moments du jour, les souvenirs, tout revient, rien n’a de fin. La vie et la mort, la souffrance et le plaisir, le Spleen et l’Idéal sont enroulés dans le cycle du temps comme dans une bande de Moebius qui entre et sort dans un fil continu.
Le temps souligné comme durable, itératif, est une arme contre le Spleen. Il tend vers l’éternité, synonyme d’Idéal pour le poète. Par contraste, Baudelaire est hanté par la mort ; près de quarante pièces des Fleurs du Mal en traitent directement et ce n’est pas la mort apaisée – apprivoisée dit Philippe Ariès dans L’Homme devant la mort – des Chrétiens mais bien celle des baroques : une mort grimaçante, hideuse, marquée par le sarcasme, le pourrissement, la laideur. Elle est sinistre et effrayante, ainsi que le proclame le terrible poème l’Horloge :
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible
Comme les poètes et peintres baroques, Baudelaire en ricane dans une amertume qui saute aux yeux. Les lecteurs – nombreux – qui ont dit que pour lui la mort est rédemptrice font un contresens total en prenant au premier degré les appels mortifères du poète (Ô Mort, vieux capitaine…). La mort est terrifiante, elle est la fin de tout temps durable et, à ce titre, la fin de toute tension vers l’Idéal. L’un des plus beaux poèmes des Fleurs ne laisse à ce propos aucun doute : l’appel de la camarde est pour Baudelaire une sorte de Verneinung (non, non, non, la mort ne me fait pas peur !) qui tente de cacher la vraie terreur de l’âme.
Le mort joyeux
Dans une terre grasse et pleine d’escargots
Je veux creuser moi-même une fosse profonde,
Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde,
Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;
Plutôt que d’implorer une larme du monde,
Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux
A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.
Ô vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ;
Philosophes viveurs, fils de la pourriture,
A travers ma ruine allez donc sans remords,
Et dites-moi s’il est encor quelque torture
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !
La succession d’oxymores dans ce poème ne laisse pas place au doute : toute aspiration à la lumière est aussitôt étouffée par l’ombre, les ténèbres de la mort. Mort/joyeux. Noirs/compagnons. Fils/pourriture. L’aspiration à l’éternité est vouée à l’échec comme celle, terrible, qui tend vers l’Idéal libérateur.
Nous l’avons déjà dit ici, Baudelaire n’est pas un romantique, c’est un pur baroque. Il en a la violence, l’exacerbation des sens, le culte sacré du laid – le seul titre de son recueil en témoigne. Il en reprend les thèmes, l’amour vénéneux, la mort-pourriture, l’enfermement du monde. Il va jusqu’à célébrer l’une des figures centrales de l’esthétique baroque : La Danse Macabre, dont les deux dernières strophes sonnent comme le désespoir de l’humaine condition.
Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,
Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir
Dans un trou du plafond la trompette de l’Ange
Sinistrement béante ainsi qu’un tromblon noir.
En tout climat, sous tout soleil, la Mort t’admire
En tes contorsions, risible Humanité,
Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
Mêle son ironie à ton insanité !
Le temps et la mort, comme un thrène, sont la scansion des Fleurs du Mal.
Léon-Marc Levy
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