Batelier de l’inutile, Vincent La Soudière (par Didier Ayres)
Batelier de l’inutile, Vincent La Soudière, éditions Arfuyen, mai 2024, texte établi par Sylvia Massias, postface Marc Wetzel, 160 pages, 16 €
Incommunicabilité
Le plus difficile et cependant le plus intéressant dans ce recueil de 27 textes de Vincent La Soudière, c’est l’aspect incommunicable de son imaginaire. Oui, la relation au lecteur avance dans une sorte de mystère impénétrable où la valeur de soi en passe par une forme de folie, folie qui n’empêche pas l’écriture mais la façonne, lui donne son pli, son articulation mentale. Du reste, cette ambiance de profonde dépression confine sans doute à un certain génie, en tout cas à une base intérieure où le poème est capable d’irrationnel, de textes limites, où l’altérité est interrogée dans sa complexité, envisagée dans une relation à la conscience, intériorisation de l’aliénation de l’écrivain devenant problématique. Nonobstant il n’y a aucun pathos inutile, donc une poésie marquée au-dedans par la vie, par des sentiments pleins d’illumination (au sens propre), par quelque chose de sublime dans la bouffée délirante.
Quelqu’un qui en soixante ans a échoué en tout, on le plaint ou l’on s’en écarte comme d’une chair pourrie – alors que l’échec vrai, c’est-à-dire ininterrompu et irréversible, fait bondir un ressort de vie selon un mode inédit. Quelque part en soi, sur un autre versant de l’être, s’allume un autre feu et mûrit un fruit insolite.
Ce qui est notable, instructif même, c’est que cette poésie est paradoxale, dans la mesure où elle est à la fois un cri, la vie, l’espoir et aussi la nuit psychique, une douleur difficile à communiquer, d’un poète qui a fréquenté le plus terrible de la vie, frappé en quelque sorte par un malheur, par l’épée tranchante de la dépression psychiatrique. Ce qui est certain, c’est que le poème réfléchit encore malgré tout, analyse le temps, la durée, la personne humaine (il y a un peu de Walser ici pour l’internement ou de Soutter pour ses ombres énigmatiques). La Soudière ne perd pas le substrat spirituel même si sa souffrance est extrême, regarde le Christ droit au centre de lui-même, disons une déité au moins, dans un temps de poète.
Le dénouement, c’est de naître, et être né absorbe déjà la vie entière, qui n’est que foudroiements et fulguration se bousculant sur l’instant éternel que seul tient en suspens une main invisible.
Est-ce ce dérèglement de tous les sens, plongeant dans la beauté étrange de la folie, ou encore une santé mentale qui autorise la vue, le chemin d’un abîme impénétrable sauf au poète et à sa recherche de dieu ou de lui-même ? Je vois surtout une tension vers la dépersonnalisation psychique. Ce qui veut dire sentiment d’étrangeté à soi, ou d’extériorité. On voit ainsi une définition de ce qui est propre à la poésie qui « extraterritorialise » ses arcanes, les rend obscures pour mieux les saisir. On voit très bien que l’auteur souffre de se connaître, d’être étrange à lui-même, de ne pas avoir de soi construit sinon par le seul langage du poème, sorte d’embarcation vagabonde dans les eaux troubles du néant psychique. Nulle définition médicale ne peut arriver à saisir la totalité de l’épaisseur de la personnalité, dissociée, du poète. Ce dernier figure des images, explore le spectre, le registre de cette distance, cette actualité de la mort toujours présente, sous forme d’un suicide qui aura lieu. Les choses ne lui appartiennent pas, elles sont la propriété de sa littérature.
Trouver ton centre dans les étoiles, ce sera pour plus tard, après des arrachements dont tu n’as pas idée.
Le secret, c’est de laisser ta personnalité au vestiaire, et de laisser se défaire le fantôme de ton moi.
Des fragments de la réalité flottent çà ou là, pris dans le flux de la vie, poèmes brutalistes, matériaux bruts de la langue, langue qui en fait préfère l’authenticité à des poèmes lisses, donc la vérité contre le poétiser. De cela, La Soudière conçoit un travail où le bois d’œuvre est visible, où l’écriture n’hésite pas à se conduire vers l’angoisse. Ce texte pourrait être la synecdoque de l’état limite du poète, vivant aux marges de la perception courante, sorte de moment d’Inferno où Strindberg notamment a pu aller jusqu’au bout de lui-même.
Je lisais Malraux, Camus et le Tao te King. J’écoutais Stockhausen et Boulez. Je mordais à l’hameçon d’or de Breton et de Desnos. Je fis de Baudelaire mon ami intime, mon tortionnaire bien-aimé.
Donc ce bouleversement est la dernière parole du vivant. Y compris, l’existence physique au centre métaphysique de la folie. Bouleversement productif. La vie Et l’art. Quelque chose que seul l’écrivain qui connaît les deux bords de la réalité, de son apparence et de sa profondeur, est susceptible de suggérer en un régime écrit incommunicable, et qui fait avancer le lecteur vers son souffle intime et la fragilité des apparences.
Didier Ayres
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