Bartleby le scribe, Herman Melville (par Augustin Talbourdel)
Ecrit par Augustin Talbourdel le 23.06.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres
Bartleby le scribe, Herman Melville, éditions Libertalia, mai 2020, nouvelle trad., Noëlle de Chambrun, Tancrède Ramonet, 88 pages, 5 €
La formule de Bartleby, j’aime autant ne pas en parler. Pourtant il le faut, et d’abord pour discuter de cette traduction du célèbre I would prefer not to, par « j’aime autant ne pas ». « Oh, aimer autant ? Oui – étrange formule » remarque Ladinde, voisin de bureau de Bartleby. Le conditionnel, qui était rendu littéralement par « je préférerais ne pas » dans la suggestion de Maurice Blanchot, disparaît dans cette traduction. Aimer autant insiste davantage sur l’indifférence de Bartleby : bien que la réponse du scribe soit invariable, formulée ainsi, elle surgit à chaque occurrence comme le résultat d’une réflexion silencieuse au cours de laquelle Bartleby pèse sur la balance de sa volonté l’intérêt qu’il tirerait de l’action proposée.
Le I would prefer not tocontient donc deux moments : d’abord, il brise l’ordre donné par son supérieur, humilie son autorité, détruit toute hiérarchie et, après cette déconstruction de l’injonction dans l’imaginaire des deux interlocuteurs – le supérieur et l’employé –, présente à la conscience, jusque-là étrangère aux manipulations grammaticales qui ont lieu, un acte pur, neutre, encore à l’état de possible. Puis, empruntant le même chemin mais en sens contraire et sous l’effet d’une loi inconnue qui, peu importe la variable, comme une fonction déterministe, renvoie toujours le même résultat, la conscience répond mécaniquement par la formule connue : I would prefer not to.
« Un jeune homme immobile » est-il dit de Bartleby. Immobile, sa langue ne l’est pas : la formule est un cercle de significations, un va-et-vient grammatical, ou plutôt agrammatical, une oscillation constante entre l’affirmation et la négation. Pourtant, I would prefer not to n’est ni une affirmation ni une négation, comme le remarque Deleuze dans sa postface à Bartleby, recueillie dans Critique et clinique. Bartleby n’est pas non plus un symbole de quoique ce soit ou une métaphore de l’écrivain. Quelle lecture faut-il donc en avoir ? Dissolution de la volonté schopenhauerienne ? Résistance camusienne face aux « murs absurdes » de l’existence ? Figure christique ou dissident politique ? Les traducteurs font remarquer à juste titre qu’aucune de ces lectures n’est satisfaisante.
Il faut prendre Bartleby à la lettre. Osons un pari pascalien, comme Jean-Louis et Vidal, l’ingénieur et le communiste, dans Ma nuit chez Maud de Rohmer. Supposons que la formule de Bartleby ne cache rien et qu’une simple phénoménologie suffirait à cerner le scribe.
Examinons-le tel qu’il se montre comme une silhouette « cadavériquement soignée, pathétiquement respectable, incurablement abandonnée » ! Ce qui effraie alors chez le scribe, ce n’est plus sa lassitude et son mutisme. Bartleby inquiète non pas parce qu’il est impénétrable mais parce qu’il est transparent, et que sa transparence ne laisse rien entrevoir. Il n’a aucune arrière-pensée, ni de « pensée de derrière » pascalienne. Son être n’a aucune profondeur, si ce n’est celle du vide. Je préférerais rien plutôt que quelque chose semble-t-il dire : non pas volonté de néant, mais la croissance d’un néant de volonté commente Deleuze. La lecture phénoménologique de Bartleby fait perdre l’équilibre et conduit nécessairement vers ce trou ontologique qui le définit : homme sans qualités comme celui de Musil, qualité au sens aristotélicien du terme. Autrement dit, puisque l’être-Bartleby ne se manifeste d’aucune manière, puisque sa substance ne s’exprime dans aucune qualité, on déduit que Bartleby n’a pas d’essence. Bartleby n’est pas.
Aussi devrait-on lui imposer le traitement que Kafka impose à ses personnages : le renommer, voire le débaptiser, et ne lui laisser qu’un « B. » ou un « M. » là où Kafka laissait un « K. ». Individu sans identité, seul contre la machine bureaucratique, dépassé par elle. C’est encore plus vrai du « blafard copiste » qui travaille dans un des innombrables bureaux de Wall Street. Ce que Melville décrit, selon les auteurs de cette nouvelle traduction, c’est le monde de la start up nation ; des travailleurs surnuméraires, atomisés, surveillés ; des managers non plus paternalistes mais amis ; le monde des bullshit jobs, de l’open-space et de la transparence ; bref, « un monde marchand, brutal et clos, né dans la première moitié du XIXe siècle à Wall Street, et qui est devenu aujourd’hui le nôtre ». Mais s’il n’avait voulu écrire qu’une histoire de Wall Street, Melville aurait écrit une sorte de Babbitt. Le roman de Sinclair Lewis, publié en 1922, c’est-à-dire près de soixante-dix ans après Bartleby, semble prolonger ou réécrire Bartleby dans une société américaine où l’esprit d’entreprise et le conformisme libéral règnent toujours plus en maîtres. La ville n’a pas changé, peuplée de Babel boursières : « Ce n’étaient ni des citadelles, ni des églises, mais franchement, magnifiquement, des édifices pour bureaux » (Babbitt). George Babbitt est un Bartleby qui a réussi mais qui nourrit aussi une résistance discrète, qui cherche sa propre formule et s’en remet à la littérature dans le chapitre XXIII du roman de Sinclair Lewis sans trouver de manifeste à sa révolte. Bartleby, à défaut de lui fournir des théories, lui aurait indiqué une voie, comme un prophète. Il est permis de douter, même de cela : Bartleby aime autant ne pas être imité. Babbitt est à Wall Street ce que Serpico est au 240 Centre Street : il dénonce. Or Bartleby ne dénonce rien.
Bientôt, comme l’oreille qui s’habitue à un bruit finit par ne plus l’entendre, c’est-à-dire le confondre avec le silence, la formule s’efface des pages de Melville. Le silence de Bartleby – qui n’est pas exactement un silence, plutôt un devenir-silence – ressemble à celui d’André et Jeanne, dans Le silence de la mer de Vercors, adapté au cinéma par Jean-Pierre Melville. Gageons, encore une fois, que le silence de Bartleby ne se réduit pas à un acte de résistance passive. Pour qu’une opposition dialectique soit possible, il faudrait non seulement une négation, ce que le scribe n’offre pas, mais aussi, au préalable, une conscience posée, même indéterminée, ce qu’on a remis en cause précédemment. En bref, il ne faut parler du silence de Bartleby qu’à condition qu’on ne lui attribue aucune intention, aucun a priori métaphysique. Toute conscience cultivée a sa métaphysique, dit Hegel. Celle de Bartleby est forme brute, non-cultivée, aussi son silence exprime-t-il autre chose qu’une marque de détermination quelconque. Deleuze : Bartleby se contente d’une brève Formule, correcte en apparence et qui a pour effet de « creuser dans la langue une sorte de langue étrangère, et confronter tout le langage au silence, le faire basculer dans le silence ». On pense à la phrase de Proust dans Contre Sainte-Beuve : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ».
Aucune lecture ne parvient à cerner Bartleby puisqu’il s’agit d’un non-livre, d’une nouvelle qui se détruit d’elle-même à mesure qu’on la lit, à mesure que la formule I would prefer not to pénètre dans nos esprits, comme dans l’esprit de ceux qui ont connu le scribe. Avec Deleuze, on peut donc affirmer que Bartleby, après Moby Dick et Pierre ou les ambiguïtés, signe la naissance du roman américain. Certes il arrive après Poe et Hawthorne, mais il est le premier à décoloniser la littérature américaine alors même que le continent, encore à l’état de patchwork identitaire, assiste à l’émergence d’un Wall Street ravageur depuis plusieurs décennies et fomente une guerre civile qui marquera son histoire, et sa littérature – en témoigne toute l’œuvre de Faulkner ou Shelby Foote. L’acte fondateur du roman américain, écrit Deleuze, a été « d’emporter le roman loin de la voie de la raison, et de faire naître ces personnages qui se tiennent dans le néant, ne survivent que dans le vide, gardent jusqu’au bout leur mystère et défient logique et psychologie ». Entre l’œil du prophète et le regard du psychologue, les romanciers américains ont choisi le premier : en témoigne, encore une fois, l’œuvre des London, Lovecraft, D.H. Lawrence, Henry Miller, Faulkner, Steinbeck, R. Penn Warren, Hemingway, Thomas Wolfe, Kerouac, Fante, etc. Le roman américain, de Melville à Cormac McCarthy, ne fait qu’accompagner la naissance d’un pays qui, comme Bartleby, n’a d’identité que celle qu’on lui prête.
Augustin Talbourdel
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A propos du rédacteur
Augustin Talbourdel
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Étudiant en philosophie, en lettres et en école de commerce, Augustin Talbourdel est rédacteur à Philitt, revue de philosophie et de littérature (philitt.fr).