Bain de lune, Yanick Lahens
Bain de lune, septembre 2014, 274 pages, 20 €
Ecrivain(s): Yanick Lahens Edition: Sabine Wespieser
En terre haïtienne
Trois jours après la tempête, la terre d’Haïti est à peine remise de la colère des éléments. L’eau marine lèche encore ses plaies béantes. C’est aussi le laps de temps choisi par l’Océan pour recracher son enfant, une jeune fille sur une plage, bien loin de Anse Bleue, d’où elle est originaire.
« Après une folle équipée de trois jours, me voilà étendue là, aux pieds d’un homme que je ne connais pas. Le visage à deux doigts de ses chaussures boueuses et usées. Le nez pris dans une puanteur qui me révulse presque. Au point de me faire oublier cet étau de douleur autour du cou, et la meurtrissure entre les cuisses. Difficile de me retourner. De remonter les jambes De poser un pied par terre avant que l’autre suive. Pour franchir la distance qui me sépare d’Anse Bleue ».
Yanick Lahens nous dépose là avec sa victime au milieu de nulle part. La jeune femme commence alors à remonter dans le temps afin de restituer l’histoire de sa lignée, celle de sa naissance et la raison de son agonie sur une grève étrangère. Le lecteur devient son unique cortège. Il la suit en silence tout en écoutant le récit de la jeune rescapée : la rivalité entre les Lafleur et les Mésodor ; la terrible figure de Tertulien Mésidor ; la dureté de la vie à Anse Bleue et la servitude des femmes, éternelles propriétés des hommes.
Cependant, la finesse de Yanick Lahens réside dans sa capacité à faire intégrer la grande Histoire dans les turpitudes de la vie privée. En effet, l’intrigue se déroule sur presque quatre décennies. L’évocation des éléments historiques tels que l’avènement des Duvalier père et fils qui ont tenu le pays en étau de 1957 à 1986, les Tontons Macoutes constituent l’arrière fond du roman.
« En septembre 1963, l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses recouvrit la ville d’un grand voile noir. Port-au-Prince aveugle, affaissée, à genoux, ne vit même pas son malheur et baissa la nuque au milieu des hurlements de chiens fous. La mort saigna aux portes et le crépitement de la mitraille fit de grands yeux dans les murs ».
Papa Doc et Bébé Doc, censés représenter François Duvalier et Jean-Claude Duvalier, deviennent une figure sans nom mais emblématique désignée par l’expression l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses. Les Tontons Macoutes sont ici représentés par Fénelon Dorival et ses sbires. Yanick Lahens n’épargne pas pour autant Jean Bertrand Aristide ni les interventions américaines pour asseoir sa dictature dans un pays ravagé par la pauvreté et l’insécurité.
Bain de lune n’est pas seulement l’histoire de la famille Dorival ni celle du rêve d’une jeune fille trop libre, amoureuse d’une nature inhospitalière et sauvage :
« Dehors, le crissement des insectes se déchaînait. J’ai aimé voir les coucouyes voleter comme de petites étoiles. J’ai aimé la voluptueuse couverture de la nuit. Je suis dans la nuit comme dans la chair de Philomène. Et puis un jour, j’ai senti le froid de la lune sur mon ventre de fille comme un bain. Je ne l’ai jamais oublié. Abner est bien plus grand que nous tous. Il est le seul à m’accompagner dans la nuit. A prendre avec moi ces bains de lune. A goûter la sauvage beauté, le violent mystère de la nuit ».
Bain de lune est un plaidoyer pour la terre haïtienne malmenée par les hommes de mauvaise volonté, âpres aux gains et sans amour pour la vie. Le roman prend la défense des humbles, ces paysans qui ne croient ni aux promesses des puissants ni à celles du Dieu chrétien. Bain de lune est un récit scandé par des chants et invocations vaudous, seuls remparts magiques contre la cruauté d’un monde en mutation couvant en son sein milles rêves brisés et de rage vaincue.
Victoire Nguyen
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