Bach ou le meilleur des mondes, André Tubeuf (par Augustin Talbourdel)
Bach ou le meilleur des mondes, André Tubeuf, 288 pages, 19,50 €
Edition: Le Passeur
Si Dieu, « ôtant toute chose », avait donné à Bach la totalité du temps et l’orgue, Bach eût recréé le monde : tel est le pari musical de Tubeuf. Son essai repose sur la phrase de Leibniz, tirée de La Monadologie : « Dum Deus calculat, fit mundus » (tandis que Dieu calcule, le monde se fait). Selon Tubeuf, si le Leibniz mathématicien de génie avait composé de la musique, sans doute aurait-ce ressemblé à L’Art de la fugue. Mais celui de l’optimisme et de la Théodicée aurait plutôt composé la Messe en si. Bach est le plus mathématicien des musiciens et le plus musicien des mathématiciens.
Les analogies sont nombreuses entre la science de Bach et la pensée de Leibniz. Les thèmes des fugues, comme les actes par lesquels Dieu crée les monades, sont des « fulgurations continuelles de la Divinité ». Tous les mondes musicaux existent déjà dans l’entendement infini du compositeur. Par une nécessité morale et non métaphysique, il les génère ; par leur formule propre, ils coexistent selon le principe d’harmonie préétablie. De même, la musique de Bach agit de manière parfaitement autonome et l’art du contrepoint est bien celui de l’harmonie entre toutes les parties.
On pourrait ajouter au raisonnement de Tubeuf que, dans les derniers paragraphes de la Monadologie, Leibniz établit que l’homme, dans l’activité de son âme, imite Dieu en tant qu’il crée quelque chose qui ressemble à l’univers, à savoir un système de représentations cohérent. Cependant, seulement certains hommes sont « capables de reconnaître le système de l’univers et d’en imiter quelque chose par des échantillons architectoniques » : c’est le cas du philosophe, c’est surtout le cas du musicien. Bach annonce le meilleur des mondes, mais pas selon l’optimisme béat de Pangloss. À la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », il répond lui aussi : parce que c’est mieux ainsi. Selon Tubeuf, Bach n’est ni théologien ni musicien religieux, puisqu’il ne démontre pas l’existence de Dieu ni le justifie (c’est le travail de la Théodicée), mais « il nous le communique incarné ».
« Quand les doigts apprennent à aller correctement, l’esprit apprend à suivre, et le ciel est au bout. Bach n’est un baroque qu’en ceci que sa fantaisie est en même temps rigueur, et son économie foisonnement ». L’analyse de Tubeuf, toujours pertinente, s’arrête sur les grands monuments de la musique de Bach comme sur les plus petites compositions. Par exemple, il cite judicieusement l’allemande de la quatrième Partita, qui contient en quelques mesures toute la musique romantique dont Bach est véritablement le père, de Beethoven à Brahms, en passant par Schubert et Schumann. Ce que le Maître a jugé trop enfantin, mélodies trop futiles et harmonies trop évidentes, les compositeurs n’ont pas hésité à le développer après lui – avec quel talent ! La musique de Bach offre du pain pour des siècles entiers de composition : tel est le devoir du Père.
La discographie de Tubeuf est davantage sujette à discussion. L’irrésistible Gould au piano et le souverain Leonhardt au clavecin : cela semble évident. En revanche, Tubeuf préfère Karajan et Richter pour diriger les Passions, quitte à faire sonner Bach comme Bruckner ou Mahler. Il garde les « baroqueux » (c’est son terme), Gardiner et Harnoncourt, pour les motets. Éternel débat. Retenons les pages merveilleuses sur l’Art de la fugue et l’Offrande musicale, quintessence de la science de Bach, résumée en quelques remarquables mots par Tubeuf : Bach « met son génie à n’être que méthode ».
Augustin Talbourdel
André Tubeuf est agrégé de philosophie. Auteur de nombreux ouvrages sur la musique dont récemment Dictionnaire amoureux de la musique, et L’Orient derrière soi, il est très présent dans la presse musicale.
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