Baby spot, Isabel Alba
Baby spot, août 2016, trad. espagnol Michelle Ortuno , 93 pages, 13 €
Ecrivain(s): Isabel Alba Edition: La Contre Allée
Si vous avez aimé… Vous aimerez… On pourrait être tenté de présenter le premier roman d’Isabel Alba de cette façon. Un roman qui précède de huit années La véritable histoire de Matias Bran, que La Contre Allée nous a fait découvrir en 2014. Si ce Baby Spot montre déjà le talent de son auteur, le projet n’en est par contre pas le même. Ici la force du récit tient à sa brièveté autant qu’à son style, travaillé dans une certaine « maladresse », qui s’impose et que l’auteur maîtrise.
Tomás. 12 ans. Tomás vit dans un monde dont l’ordinaire est le chômage, la violence, le machisme basique et « naturel ». Un père inconnu… Mais bon, il s’en fait une raison !
Je m’appelle Tomás, j’ai douze ans et je ne sais pas qui est mon père. Mais après tout, c’est banal dans la vie d’un gamin, et d’ailleurs je crois que ça n’intéresse personne, même pas moi, et puis j’en ai vraiment marre de toujours entendre la même histoire.
C’est vrai que dans l’univers où vit Tomás, cette histoire-là est d’une banalité redoutable. Père absent, mère dépassée, beau-père ou copain de la mère pas franchement idéal non plus… Chômage, mal-logement, petits trafics en tout genre… Rien que du désespérément banal. Tout juste bon à alimenter les faits divers dans une feuille de choux dont on oublie la une aussi vite qu’on la lit.
Un monde dont on ne sort pas si facilement. Un monde gris déprime où s’impose bien vite à chacun le sentiment d’être condamné à la débrouille, tant bien que mal, à ne pouvoir que renoncer aux espoirs d’ailleurs. Il faut bien y vivre et y survivre, puisqu’on y est. Pour de bon. Pour longtemps, voire pour toujours. Le rêve de Tomás se limite à ressembler au Zurdo, un vrai courageux, un vrai dur. Pili, la mère, aimerait bien que son fils zone moins autour du chantier avec les copains, ne serait-ce que pour ne pas finir comme tous les autres. Qu’il s’applique un peu plus avec l’école… Tomás, lui, est surtout attentif à sa petite sœur, Diana, comme la princesse du tunnel et de la voiture de grand luxe qui tue. Il la protège comme il peut de ce monde indifférent ou d’une inévitable catastrophe qui pourrait la guetter, comme programmée à l’avance. Il la trimballe partout sa petite Diana, même si parfois ça lui pèse un peu et qu’il sait bien que ça peut attirer les moqueries des copains, cette petite sœur, mais il s’en fiche parce qu’il l’aime bien, en fait. Et même tout court il l’aime, sa frangine si petite. Pour le reste, il y a l’exemple du Zurdo, qui sait que les hommes, ça ne pleure pas. Ça serre les poings et ça fait face. Jusqu’au jour où…
Jusqu’au jour où les choses basculent : c’est le Lucas que l’on retrouve pendu sur le chantier. Lucas, le copain de Tomás. Le chantier où ils jouent leur rêves d’aventures et d’ailleurs. Tout son monde, déjà bien bancal, s’effondre. Tout se brouille dans sa tête, avec l’image obsédante des baskets du pendu qui semblent le regarder. Le fixer sans le lâcher.
Pour mettre de l’ordre dans sa tête, pour que sa vie trouve ou retrouve un semblant de cohérence, comme dans un film, Tomás se met alors à écrire. Ecrire pour comprendre ce qui lui arrive. Ce qui est arrivé à Lucas. Au Zurdo, à German, à Antonio… Ecrire pour tenter de mettre un peu d’ordre.
(…) ce qui est arrivé au Zurdo, et aussi à Lucas, je sais que c’est arrivé pour de vrai, voilà pourquoi ça ne sort jamais de ma tête. C’est pour ça que je veux écrire, pour voir si j’arrive à faire sortir toute cette histoire et à la laisser pour toujours sur le papier.
La voix de Tomás nous raconte alors cette histoire. Histoire banale, ordinaire. Histoire absurde comme le réel. Histoire noire. Ou plutôt grise. Grise comme une journée pluvieuse, avec un ciel bas et lourd qui pèse sur tous les rêves d’avenir.
Au delà de la chute de ce cauchemar ordinaire, désespérément ordinaire, de sa cruauté et de son ultime et fondamentale absurdité, il y a cette affirmation réitérée que la vie, c’est pas du cinéma. Pas de la littérature non plus. L’un et l’autre essayent d’y mettre de l’ordre et, ce faisant, la falsifient, nous en donnent une version illusoire qui n’est pas le réel. Qui n’est pas la vérité. Qui n’est qu’un mensonge qui cherche à comprendre l’incompréhensible, à rendre sensé l’insensé. Et Isabel Alba sait de quoi elle parle, ayant étudié de près l’art du cinéma, enseignant notamment l’art du scénario (1).
Nous ne sommes donc pas au cinéma. La nature de l’écriture et du style font que l’on n’est pas sûr non plus d’être dans un imaginaire littéraire, mais plutôt du côté de ce qu’en cinéma on nomme parfois docu-fiction. Plus documentaire que fiction. Une écriture cinéma qui désamorce l’écriture cinéma, comme les premiers films de Ken Loach, comme du Cassavetes ou du Godard des débuts… Mais il est vrai qu’il est des mensonges qui disent la vérité, rien que la vérité. Aussi bête et absurde, incompréhensible et insensée qu’elle puisse être. Qui de Tomás ou de l’auteur Isabel Alba nous parle dans ces pages ? On peut douter. On peut se laisser aller à croire au récit directement écrit par Tomás. Naïveté ? Soumission volontaire aux artifices de la littérature ? Peu importe, nous franchissons les frontières de la fiction littéraire et nous tenons aux côtés de Tomás, Diana accrochée à lui, entre jeu et sommeil, fascinés et terrifiés par les baskets de Lucas qui nous regardent avec insistance tout en balançant sous une poutrelle, quelque part dans une ville, sur un chantier à l’abandon.
Marc Ossorguine
(1) Cf. Detrás de la cámara, Cómo narrar en imágenes : del guion a la película, 2010, Montesinos
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