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Azucre, Une épopée, Bibiana Candia (par Gilles Cervera)

Ecrit par Gilles Cervera le 14.11.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Editions du Typhon

Azucre, Une épopée, Bibiana Candia, éd. Les éditions du Typhon, avril 2024, trad. espagnol, Claude Bleton, Emilie Fernandez, 156 pages, 20 €

Azucre, Une épopée, Bibiana Candia (par Gilles Cervera)

 

Sombre humanité

Primo : il y a toujours un petit risque à se lancer dans la lecture d’un livre tombé du ciel car offert par un ami. Sauf si c’en est un ! Comment la lecture, cet acte suprême de liberté, peut-il ainsi révéler la correspondance intime, bizarre, mystérieuse entre deux ?

Deuxio : il s’agit ici d’engager une proposition critique sur cette question de l’intersubjectivité.

Tertio : tel est notre lancement pour une lecture recommandable entre toutes.

Le livre : Azucre

L’éditeur : Les éditions du Typhon

L’auteure : Bibiana Candia

Voyez que l’on quitte carrément l’aire du connu, la zone de conconfort, comme on dit, pour faire connaissance avec Bibiana Candia. Avouez qu’il faut un ami pour intermédiaire. Ou… un libraire de confiance, ce qui fut le cas de l’ami. Ou… une critique à risque !

L’auteure est espagnole. L’Espagne, depuis Cervantès, est un pays d’épopée. C’en est une.

Azucre, c’est l’azucar en langue galicienne, le sucre. La canne à sucre.

L’épopée commence en Galice d’où l’auteure, née en 1977, est originaire. Épopée d’exode, d’exil, de servage involontaire, d’asservissement lamentable, d’appétit de lumière, de volonté de s’en sortir, d’émancipation, et, pour faire épopée et rester quichottesque, c’est-à-dire romanesque, l’échec y est politique. Comment dire autrement que la mondialisation a très mal commencé !

Le sucre des cannes signifie pour nous (lecteurs d’aujourd’hui) l’esclavage, le commerce triangulaire. Nous y sommes. Les bêtes de somme sont galiciennes, levées dans les villages, au fond des maisons de misère. « Les enfants, ceux-là même qui se baladent tout nus comme des petits animaux, attrapent des lucioles et les mettent dans des bocaux pour s’éclairer, où ils les laissent mourir asphyxiés ».

Épopée veut dire traversée d’Atlantique, hauts fonds, ponts d’horreurs, cales pires, vagues mortelles. Peu sombrent même si les abysses sont visités au plus sombre de l’inhumaine humanité. Nous prenons le bateau à La Corogne où se retrouveront rhabillés des hommes sans habits. Début de la supercherie. Leurs costumes blancs ne le resteront pas longtemps. Le temps d’une illusion.

Bibiana Candia, on se plaît à écrire ce nom-prénom qui valent en soi une poétique, part d’un fait avéré, historique. Elle a plongé les mains dans des documents d’archives, vérifiés, soupesés. Elle est philologue. Nous sommes au mitan du dix-neuvième.

Faits occultés que ces levées de travailleurs dans les campagnes au moment des crises liées à l’industrialisation triomphante anglaise et à l’agriculture familiale déclinante. Départ avec l’espoir d’un travail, à Cuba, dépendance espagnole à l’époque. Soleil et richesse espérés.

Galère du bateau. Tempêtes bien sûr, estomacs à la retrousse ou pire. La mer est un autre monde. La mort démarre. L’arrivée cubaine le confirme. Soleil, couleurs, visages en joie et embuscades.

« À quoi ressemble La Havane ? À un paradis et un endroit terrifiant à la fois, les gens d’ici n’ont pas l’air d’être de ce monde. On voit à chaque instant des calèches tirées par des chevaux harnachés, découvertes et équipées de roues immenses, transportant des dames débraillées qui ne connaissent pas la honte ». Suit le convoi des trains d’escarbilles jusqu’aux cannaies, la Sucrerie. Début des fouets. Début des morts, début de la déconvenue. L’auteure s’arrime à la dualité essentielle : La Havane, paradis terrifiant, la Sucrerie : On dirait l’entrée d’un palais ou du ciel.

Bibiana Candia nous attache à une poignée d’hommes. Le héros, s’il en est un alors qu’ils le sont tous, Oreste. Plutôt son point de vue qui prévaut mais les focales tournent comme les vieilles disputes remontent ou les rancœurs d’aujourd’hui unissent. Bigorne, José ou Le Tubard, Bordenface ou Tomas, les gars du village sont partis avec leurs disputes, les transportant vers les baraquements de l’esclavage. Aucune cicatrice d’enfance n’est anesthésiées par les tortures.

Azucre, c’est ce roman offert par un ami. Il est vif et entraîne le lecteur de chapitres courts, poétiques, en chapitres courts, éthiques. Nous sommes conquis. Nous ouvrons de ces secrets d’Histoire via une histoire tue, à mettre sous tous les yeux. Aveugles, nous resterons.

« Ça peut donc faire aussi mal un corps ? Oreste, nous allons mourir et ils vont nous jeter en pâture aux serpents…/… Oreste réponds-moi, tu es mort ou c’est moi le mort et je suis en enfer ? ».

Un éditeur inconnu pour une auteure inconnue à reconnaître au pluriel.

 

Gilles Cervera



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A propos du rédacteur

Gilles Cervera

 

Gilles Cervera vit entre Bretagne et Languedoc.

Instituteur, psychanalyste, auteur entre autres de

L’enfant du monde et Deux frères aux éd Vagamundo à Pont Aven.