Azucena ou Les fourmis zinzines, Pinar Selek (par Yasmina Mahdi)
Azucena ou Les fourmis zinzines, Pinar Selek, éditions Des femmes-Antoinette Fouque, avril 2022, 224 pages, 14 €
La revanche des galvaudeuses
Pinar Selek est née en 1971 à Istanbul. Sociologue, militante antimilitariste et féministe, elle a entrepris une enquête faite de témoignages, d’histoire orale de la diaspora politique kurde au Kurdistan, en Allemagne et en France. Elle a refusé de livrer à la police l’identité de militants kurdes sur lesquels elle conduisait ses travaux, ce qui lui a valu d’être incarcérée. Exilée en France, elle enseigne depuis 2016 les sciences politiques à l’université Nice-Sophia-Antipolis.
Le roman de l’autrice turque porte un drôle de titre : Azucena ou Les fourmis zinzines. L’intrigue commence par le voyage d’une journaliste dans « Le Train bleu [en] direction de la Côte d’Azur ». Elle est assise près d’une belle brune inconnue qui lui confie que « Nice est le refuge des exilés et des artistes (…) Quand on approche de Nice, l’atmosphère absorbe les poussières de Paris. Le gris, le blanc, le noir (…) ».
Pinar Selek nous transporte dans le port de « cette ville de l’exil et du tourisme » à la rencontre des « Zinzins (…) Gouel le chanteur des rues, Alex le prince des poubelles, Manu la fondatrice des Paranos et Azucena (…) qui vient de se présenter comme “Bleue” ». Nice semble une ville refuge pour les exilé(e)s à la dérive, à mi-chemin entre les hobos à la Kerouac et les migrants durement réprimés. Azucena « aux chaussures rouges » descend du Train bleu pour retrouver ses compagnons d’infortune. Errante, fragile, investie d’une « mission », elle arpente les rues, « la plage de galets déserte », en compagnie de sa chienne, « jolie fleur qui prenait racine sur le trottoir délavé ».
Nice, la deuxième ville de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, est contée par les sans-logis, marginalisés, ethnologues de leur ville d’adoption, vivant de débrouilles et de résidus, de menus travaux. Ces « joyeux clochards » sont à l’écoute de la mer, des éléments naturels, des arbres, des animaux domestiques qui souffrent. Pinar Selek en profite pour dénoncer les sordides conditions de travail des ouvriers immigrés, des femmes maghrébines, « des sans-papiers embauchés au rabais », la mainmise des mafieux sur le secteur économique et leurs ignobles trafics locaux, « le banditisme local » et les mafias internationales : « La Côte d’Azur n’est pas seulement la base logistique de la pieuvre… elle est aussi le haut lieu des trafics de cocaïne et d’êtres humains… (…) Une pieuvre… dont les tentacules sont autonomes mais en entente… ». L’écrivaine remonte dans le passé des protagonistes, parfois rescapé(e)s des massacres, des coups d’états. Or, certains primo-arrivants des générations antérieures ne devinaient pas « qu’ils allaient être traités comme des pestiférés ».
Des destins contrariés, abîmés, se croisent, puis se soudent, et ce, depuis l’Espagne, la Bulgarie, l’Arménie, l’Irlande, l’Afrique du Nord. Des êtres fracassés mais honnêtes, rêveurs ou idéalistes, personnages lunaires, échappent, comme ils le peuvent, aux lois répressives et aux diktats du conformisme social, comme « Gouel, aux mains crevassées, au visage gercé » ; des sans domiciles fixes, dont certains ont « échappé à la rue », où règne une « cruelle solitude » ; des personnes hors normes, aux noms chantants : Siranouche, Nadette, Luna, Azucena, « Fourmi atomique ». Et les fables, les légendes personnelles circulent, pudiques, voix en suspens, un peu folles : « Je nettoie la mer, je chasse les nuages, je regarde le lever du soleil ». Pinar Selek décrit dans une langue métaphorique ou gouailleuse les déambulations des femmes et des hommes un peu « zinzin », « fourmis zinzines », de cette cité balnéaire « devenue un enfer, une prison à ciel ouvert ». Le principe de la survie et de l’acceptation est l’axiome fondamental. Les « esclaves (…) exclus de l’agora », les laissés-pour-compte du monde contemporain se solidarisent, créent des réseaux, des coopératives, luttent. Dans cette métropole envahie de riches touristes, les oiseaux marins mangent dans les poubelles et « le port n’est qu’un parking de supermarché ».
« Toutes ces histoires où se mêlaient tombes et cadavres » rejoignent la longue épopée du déracinement. L’autrice se range définitivement du côté des perdant(e)s, des anarchistes, des diasporas, algériennes, arméniennes, turques, espagnoles. Et les fourmis, les cigales, les féministes, « les personnes sans papiers exploitées » font cercle. Des scènes du passé s’entrecoupent, s’arcboutent, dans un esprit magique, insolite. Ces histoires peuvent avoir une réminiscence avec celles de Nasr Eddin Hodja, par l’absurdité parfois triviale que révèlent la plupart des situations. Mais elles peuvent aussi être interprétées comme des contes moraux, présentant un contenu spirituel. Également, tout comme Nasr Eddin Hodja, l’on y retrouve des personnages de plusieurs pays, sous différentes appellations.
Yasmina Mahdi
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