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Azad et les Rolling Stones

Ecrit par Guy Donikian 24.04.11 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture, Chroniques Ecritures Dossiers

Azad et les Rolling Stones


Ce sont mes joues qui ne me plaisent pas. On dirait un hamster qui aurait fait des provisions, beaucoup de provisions comme pour passer un hiver rigoureux. Des joues grosses comme ça, ce n’est pas ce qu’on fait de mieux, et pourtant mon grand-père Iskender semble très fier de ce signe de bonne santé. Et puis, avec la tronche que ça me fait, comment devenir un chanteur de rock. Seul point positif, mes cheveux ; ils commencent à pousser, leur longueur est presque celle de mes maîtres et je vois bien qu’avec des cheveux plus longs, les rondeurs pitoyables de mes joues s’estompent quelque peu. J’ai horreur des cheveux plaqués sur le crâne, et le volume que je commence à avoir me plaît bien. Je m’observe souvent dans une glace, et en passant ma main dans ma chevelure, j’augmente un peu plus le volume et je me trouve plus esthétique, je crée comme ça un désordre dont parfois on se moque autour de moi. Mais franchement, autour de moi, dans ma famille, qu’est-ce qu’ils connaissent à l’esthétique, eux qui sont issus de contrées dont on ignore tout.

J’ai quatorze ans et un de mes copains vient de me prêter un disque des Rolling Stones, le dernier sorti m’a-t-il dit. C’est un copain dont les parents sont riches, des «  gros riches » donc, comme dit mon père. Et pour mon copain Hubert, prêter un disque, même un 33 tours, ce n’est pas un problème. Hubert sait que j’aime les Stones, je lui en parle souvent. On les écoute souvent avec d’autres, ceux de la bande, sur un juke-box dans des  bistros, quand on nous admet malgré notre âge. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai écouté et réécouté Satisfaction des Stones, en faisant sauter les cours le vendredi matin avec d’autres et en se réfugiant dans l’arrière salle du bistro de l’Hôtel de Ville où trônent un baby et le fameux juke-box. On a là l’impression d’être à l’abri, comme dans une caverne entièrement dévolue à la musique et au baby. On n’écoute que les Stones, et plus spécialement Satisfaction qui nous fascine. Je dis qu’on est à l’abri parce que tous les vendredis matin, on s’y retrouve dès neuf heures pour se cacher du surveillant général du lycée. Quand on fait sauter les cours, il n’hésite pas à aller dans les bars de la ville. Une fois, on s’est fait avoir comme ça, et devant des filles qu’on connaissait en plus ! Le surveillant général a hurlé nos noms devant tout le monde, et les filles ont eu peur, et nous,  nous étions pétris de honte. Mais ici, dans ce bar, le patron nous aime bien, et il nous tolère malgré notre âge dans cette fameuse arrière-salle que le surveillant général ne connaît pas.

La photo du disque me fascine. Je n’arrête pas de la regarder, détaillant tous les aspects les plus infimes. J’admire la moue des uns, le regard faussement surpris de tous, et surtout cette absence de sourire, le visage volontairement inexpressif, anguleux qui exclut toute amabilité. Cette pochette, en noir et blanc, je la vénère, tant mes modèles sont exactement ce à quoi je veux ressembler. En bas, accroupi, Brian Jones, qui fixe l’objectif, la tête posée sur une main semblant dire au monde tout le mal qu’il en pense du haut de sa beauté, qui paraît si naturelle et qui lui donne tous les droits, dont celui de détester ceux qui l’adulent. Les autres sont debout, les cinq Stones étant coincés entre deux murs. Je me dis que j’aimerais bien savoir où elle a été prise, pour peut-être y aller, comme en pèlerinage, pour pouvoir dire aux autres que je connais cet endroit. Jagger est tout en haut, on n’aperçoit que sa tête, comme si on avait volontairement réduit sa place sur la photo, pour lui donner encore plus d’importance. Parce que c’est lui qui me fascine, lui que je peux écouter des heures, dont je peux regarder les rares photos sans me lasser, donnant du sens à chacune de ses poses, qui ne peuvent être que naturelles et qui doivent bien révéler quelque secret. Je retourne la pochette pour voir et revoir les rares photos et relire tout le texte et les titres des morceaux. Je n’aime pas dire chanson parce que ça renvoie trop à la variété française que je déteste bien sûr. Des titres magiques pour moi, qui sonnent comme l’entrée dans un monde réservé à quelques initiés dont je veux absolument être.


Je m’appelle Azad, ça veut dire liberté en arménien. Mes parents m’ont toujours dit que je devais être fier de porter ce prénom.  Alors bien sûr, je clame haut et fort à qui je me présente le sens de ce prénom. Sauf que depuis quelque temps, j’ai plutôt tendance à le taire, parce qu’en comparaison des prénoms de ceux qui me fascinent, il a cette rondeur qui ne me plaît plus, comme si en le prononçant, c’est toute l’Arménie que sa prononciation convoque, avec ce ton languissant et mielleux qui est à cent lieues de la dureté et de l’efficacité immédiate de ceux que j’admire. Evidemment, je voudrais m’appeler Mick, en prononçant « i » et non pas «aï » comme certains que je reprends immédiatement, ou Brian à qui ressembler me conviendrait bien aussi. Quand ma mère m’appelle, en traînant sur le second « a », j’essaie même de ne pas répondre, me persuadant pour quelques instants que ce n’est pas moi, qu’il s’agit bien de quelqu’un d’autre, une sorte d’immigré dont on ne sait pas bien d’où il vient, sinon de contrées lointaines mal situées, immigré avec qui on peut, au mieux, être condescendant. Azad, liberté, et pourquoi pas République ou Démocratie tant qu’on y est ! Non, décidément, ce prénom ne colle pas avec ce que je suis, et je me cherche un prénom qui me convienne, qui reflète ce que je suis.

J’ai la pochette dans les mains et je la manie avec précautions. Je détaille pour la énième fois les photos au verso, en noir et blanc. Mick Jagger devant un micro, bouche ouverte, Keith Richards, en contre jour, la basse de Bill Wyman, le visage impassible, comme sur scène m’a dit Hubert, Charlie Watts et en bas Brian Jones, tête blonde, qui semble maîtriser son monde. Un vrai groupe, la rencontre de mecs exceptionnels je me dis, et de vrais musiciens, mieux, des magiciens tant leur musique me bouleverse.

Ce disque est pour moi un bijou. Je suis encore surpris qu’Hubert me l’ait prêté. Ce bijou vient tout droit des U.S.A. où son père était il y a quelques jours pour son travail. Le père d’Hubert, c’est quelqu’un, comme dit papa. Un riche, un de ceux qu’on ne peut même pas imaginer fréquenter, tant nos mondes diffèrent ! Et ce père qui pour son travail va jusqu’en Amérique, n’hésite pas à ramener à son fils le dernier album des Stones, parce qu’aux U.S.A., cet album ne comporte pas les mêmes titres que l’album français, et surtout, il y a cette photo, en noir et blanc, alors que sur celui paru en France, la photo en couleur est plutôt moche. Un bijou, une rareté, à manier avec précaution, et Hubert m’a bien dit, «  fais attention de ne pas le rayer ». Je lui ai promis mille précautions. Penser qu’on est les seuls à pouvoir écouter ce disque nous place au-dessus des autres, fait de nous des privilégiés et fait aussi des envieux. Donc, précautions oblige, personne d’autre que moi ne manipule l’objet, dont je vante la rareté et le prix inestimable à la maison, ce qui a provoqué les railleries de mon père et de mes frères et sœurs, que j’excuse, leur ignorance de l’essentiel qu’est cette musique expliquant évidemment leurs propos moqueurs.

Le Teppaz est posé devant moi, sur un petit buffet en formica gris. Je pose délicatement le disque sur  la platine, sans bien sûr toucher le vinyle, en le maintenant par le bord, pour éviter les traces de doigt, les rayures et donc les craquements à l’écoute. Je manipule le bras avec précaution et je le pose tout doucement  sur le disque. Ça hésite en émettant quelques craquements, puis le diamant trouve le sillon et la musique ! Dès les premiers accords de guitare, j’oublie où je suis, et je deviens immédiatement le guitariste. Trois accords, qui me transportent ailleurs, trois accords de guitare et je ne suis plus Azad, petit Arménien, non ces trois accords me métamorphosent, je deviens grand, j’ai une mâchoire carrée qui me donne un air agressif, et pour paraitre encore plus méchant, je contracte ma bouche pour adopter le rictus que Jagger a sur certaines photos. Je mime les moulinets du guitariste pour donner plus de force aux accords et quand Jagger commence à chanter je suis Jagger, pris par la musique, dans ces accords et le reste n’existe plus, le monde se résume à ce titre. Et je hurle « She said yeah », ce n’est pas Jagger qui chante, non c’est moi, et le groupe me suis, derrière, et je fais signe à Keith que c’est bon, ça roule, faut continuer comme ça, et je confirme avec une moue haineuse adressée aux spectateurs qui me regardent avec admiration, qui bougent au rythme de notre musique. Je me vois dans le miroir qui est devant moi, une piteuse armoire à pharmacie accrochée au mur, et je rectifie mon attitude dès que je ne parais plus agressif, mais je suis Jagger, ou plutôt Jagger, c’est moi, et je hurle la première phrase du refrain « She said yeah » le volume du Teppaz est à fond, plus rien n’existe que moi, qui donne à la musique toute son intensité. Je pose les mains sur les hanches, et je joue du bassin par pure provocation sexuelle, ma voix couvre celle de Jagger, et plus je me regarde plus je suis le chanteur génial des Rolling Stones.,

Je suis épuisé, donner autant de soi vide, je n’ai plus d’énergie, heureusement le morceau qui suit est plus lent, une espèce de blues comme seuls les Stones savent en jouer. Ça s’appelle « that’s how strong my love is » et je suis à nouveau pris par les paroles qui parlent d’amour et que j’adresse à une super nana que je connais un peu et que j’aime secrètement. Pendant que je chante, je m’observe dans ce miroir minable, je rectifie ma pose, je fais jouer mes cheveux en secouant la tête au rythme du blues, en ponctuant de coups de menton et en forçant une moue lippue. Le morceau se termine doucement, les accords s’éternisent et le son est progressivement réduit pour mourir. Je crois alors entendre comme le son de la grosse caisse d’une batterie, mais le titre qui suit n’a encore pas commencé. Je me retourne et là, j’aperçois par la fenêtre qui donne sur la cour, les visages de ma mère, et de mes frères et sœurs. Tous sont hilares et crient. Il me faut quelques secondes pour réaliser qu’ils me demandent d’ouvrir la porte que j’avais pris soin de fermer à clé.

J’ouvre et tous de rigoler et de me demander ce que je fabriquais,  et pourquoi la musique est si forte, et pourquoi je me dandinais ainsi ! Je ne réponds pas, la honte d’avoir été épié, observé m’empêche toute réponse sensée. Je rougis et je bredouille des paroles incompréhensibles et je maudis cette famille qui ne comprend rien à rien, une famille seulement capable de manger ses feuilles de vigne et son «  pilaf », de se délecter des mets tellement peu raffinés, de bâfrer en fait, et d’ignorer que quelque part sur la planète existe une esthétique dont je me réclame, qui fait fi des gestes vulgaires, qui relève de la civilisation et non de cette attitude qui se complaît dans des comportements quotidiens qui ne peuvent être que communs, surtout qu’ils obéissent à la nécessité, au besoin et non pas à la volonté d’être dans la civilisation, dans le goût du paraître comme dit mon prof de français.

Ma chambre est mon seul refuge, je monte les marches quatre par quatre, et je m’enferme et je me mure dans ma solitude en ne répondant à personne, même pas à ma mère qui m’appelle en arménien et à qui je ne veux surtout pas répondre. Je ne suis plus Azad, je n’appartiens pas à cette famille, leur dialecte me fait horreur, non, décidément je n’ai rien de commun avec eux, ma place est sûrement ailleurs, du côté des falaises de Douvres, dont j’ai vu les photos dans le livre d’anglais. Je me vois débarquant sur le sol anglais, dans les brumes anglaises, la musique dans la tête, les cheveux au vent, prêt à vivre tout ce que la vie peut offrir à quelqu’un qui a su tourner le dos à la médiocrité.


Guy Donikian

 

Ce texte est le début d'un roman éponyme de Guy Donikian paru aux éditions numeriklire.net

http://www.storenumeriklire.com/fiction-litterature/232-azad-et-les-rolling-stones-de-guy-donikian.html




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