Avec Lucian Blaga, Poète de l’autre mémoire, Luminitza C. Tigirlas (par Murielle Compère-Demarcy)
Avec Lucian Blaga, Poète de l’autre mémoire, Luminitza C. Tigirlas, éditions du Cygne, avril 2019, 108 pages, 13 €
Luminitza C. Tigirlas, poète et essayiste de langue française d’origine roumaine, psychanalyste trilingue à Saint-Priest (Rhône), nous offre avec cet essai consacré à l’œuvre poétique, théâtrale et philosophique de Lucian Blaga, le deuxième volet d’une Trilogie initialement intitulée Parfaire le sacré sans pardonner l’amour. L’ensemble interroge en ses trois volets le sacrifice de l’amour au nom de la création et dans le silence du sacré, commencé avec Rilke-Poème Elancé dans l’asphère (L’Harmattan, 2017), poursuivi dans l’ordre de publication par ce livre Avec Lucian Blaga, Poète de l’autre mémoire (éditions du Cygne, 2019), clôturé par Fileuse de l’invisible Marina Tsvetaeva, inspiré par l’œuvre et la vie de la poétesse russe (éditions de Corlevour, 2019). Par-delà Lucian Blaga, ainsi que le précise la quatrième de couverture, « à travers d’autres lectures de la littérature universelle, le sacrifice touche à une perception et à une rencontre intime de l’auteur avec le sujet de l’emmurement mythique et totalitaire dans le silence du sacré ». L’œuvre de Paul Claudel, de Georges Bataille, de Søren Kierkegaard ont fait singulièrement se confronter aussi le Dire à la dimension du sacré en passant par le sacrifice.
« La rencontre du sacré, écrit Luminitza C. Tigirlas, révèle la puissance de l’infini. Nous découvrons-nous autres que mortels face au logos, sommes-nous assez poètes dans l’aliénation qu’une telle jonction provoque ? ».
Expériences du deuil (comme celle de sa bunica, grand-mère en roumain, dépositaire de chair et de sang d’une langue maternelle perdue aussi, passeuse de La ballade de Maître Manole formant avec la ballade de l’agnelle parlante les deux mythes roumains fondateurs « qui nous singularisent au monde comme des êtres sacrificiels »), autrement dit ravissements tragiques (rapt de la grand-mère, rapt de la langue maternelle : « mon deuil d’un alphabet interdit » sous le régime soviétique pour plusieurs générations de Roumains nés en Moldova orientale, privés de leur expression alphabétique d’origine comme Lucian Blaga fut privé de la sienne native de Transylvanie) poussèrent, nous l’apprenons, l’auteure « vers une certaine quête du sacré ». Cette quête, déterminée par la privation portant les stigmates de « traces traumatiques » et propulsant vers le sacrifice, marquée par l’empreinte du « désir pur » articulé « à un devoir fantasmatique d’idéal dans le registre narcissique propre au sujet créateur », constitue le cheminement intime et poétique – existentiel – de Luminitza C. Tigirlas engagée parallèlement dans la pratique de la psychanalyse. Via ces drames de la vie, « le questionnement sur un dire capable d’accomplir le sacré » se devait de relier l’auteure à l’œuvre de Lucian Blaga, lui-même arraché à sa langue roumaine assimilée douloureusement à la langue hongroise et à l’allemand, et mettant « ses épiphanies du mystère » – dans son drame « Manole, Maître Bâtisseur», « dans l’absolu saisissement de l’acte créateur » – en correspondance avec la complainte de l’Auteur Anonyme de la ballade roumaine.
Le sacré du Dire fait irruption par le sacrifice dans La ballade du Maître d’œuvre Manole : alors que Manole bâtit un saint et grandiose lieu de prières pour le Prince dit Noir, l’œuvre s’effondre au fur et à mesure de son édification. Pour conjurer le mauvais sort, Maître Manole reçoit dans un rêve-oracle la terrible exigence de devoir emmurer la première femme de maçon qui arrivera le lendemain pour apporter le déjeuner à son mari. Or celle qui arrive le matin-même n’est autre que sa bien-aimée Ana. Face au dilemme de devoir laisser sombrer soit l’œuvre, soit l’amour, et face au devoir de tenir parole (faire acte de langage), le bâtisseur choisit de sacrifier sa femme en même temps que sa propre âme. Lucian Blaga, s’emparant du thème de l’emmurement rituel pour créer son drame en cinq actes, Manole, Maître Bâtisseur, poétisa le sacrifice au nom de la résurgence du sacré. Sacrifice et damnation, soudés comme les deux versants d’une montagne, jouent dans « l’asphère » de l’absolu poursuivi par l’acte créateur, l’édification d’un rite sacrificiel.
L’interprétation de Luminitza C. Tigirlas, dans sa « position subjective d’analysante », incite le lecteur, à certains détours du cheminement de cet essai, à laisser sourdre sa propre lecture critique. Le lexique spécialisé et les riches références littéraires étayent cette réflexion sur le sacrifice, éclairant notamment et de façon perspicace le roman posthume de Lucian Blaga, La barque de Charon, en partie autobiographique. À travers le dédoublement entre deux personnages, Axente Creangӑ, narrateur-poète renommé, alias professeur d’esthétique, et Leonte Pӑtrascu, son jumeau dans l’esprit et philosophe reconnu, Lucian Blaga transpose sa propre situation via la fiction et un double romanesque (Axente). Se retrouvent dans La barque de Charon l’exil du poète mis à l’écart par sa posture non conforme à l’idéal politique du régime roumain, la perte de l’identité de sa conscience consécutive à l’interdiction et la disparition de ses publications, la privation de son expression poétique (Axente Creangӑ écrit « (…) je porte en moi un poète mort. Je suis son sarcophage ») ; se retrouve également son système philosophique où, dans La Trilogie cosmologique, la figure du Fils renvoie au « sacrifié qui rend l’humanité coupable de sa perpétuation ».
Le lecteur traverse par le sang d’une écriture dépossédée de sa langue originelle (lalangue) le sang d’une histoire éclatée. Face à un réel intraitable : impossible à rétablir en ses droits, la poétesse ne cesse d’accueillir la résonance du poème, à l’écoute intarissable de la voix de sa bunica « interprét(ant) encore et encore le rituel langagier de La ballade de Maître Manole ». Cette inscription du Dire scriptural dans les veines de la Langue originelle-maternelle – « La Voix, telle qu’elle se présente ailleurs sous le nom de création, (…), de construction langagière, de poème » – frappe en nous aux persiennes de l’oubli pour les ouvrir aux fenêtres de la mémoire tournée soit vers l’œuvre, soit vers l’amour. « Une fantasmatique pulsation d’ailes venant d’une autre langue me traverse charnellement, mes mots se des-emmurent… », écrit Luminitza C. Tigirlas avant de poser deux questions axiales autour desquelles cet essai gravite : « Les poètes se sont-ils toujours essayés à parfaire le sacré ? », « Mais pourquoi ce geste de sacrifier l’amour au nom d’un idéal de création ? ». Si « l’auteur du parfait ne peut être que Dieu, l’homme qui insiste à parfaire son œuvre le fait au prix de la vie, la sienne ou celle de l’être qui lui est le plus précieux ». Celui qui naît uniquement dans le sacrifice des mots s’escorte immanquablement de la mort au cours de son odyssée, aussi bien dans l’approche du sublime que dans celle du supplice ou du désespoir (au sens kierkegaardien). La dévotion expose l’Être intégral à l’assomption du sacré mais aussi lui fait encourir le risque de la damnation. La perspective lyrique, entreprise dans un ravissement, redonnera un horizon à l’exil de la langue reliée ainsi à sa terre natale / originelle / maternelle par la puissance de la poièsis. Le Logos sacralisé, dressant sa forteresse dans le mystère de la création, sacrifie l’amour en le « par-donnant » (sans doute faut-il entendre ici ce par-don comme l’un des chemins du sacré qui « se donne » et que l’on paraphe d’une signature de l’absence pour le dépasser) pour œuvrer à par-faire corps et âme le sacré.
Comment ne pas penser à certaines héroïnes tragiques dont nous suivons en quelques actes le destin dans l’œuvre racinienne ? La présence du sacré, la violence des passions, l’expérience des extrêmes, les impasses du Destin, la norme ou la vie ordinaire transgressée, le cours inexorable de l’Histoire analogue à la Geste créatrice du Poète qui ne peut dans son for intime se détourner de la « Voix-Murd’oracle » où l’expose son cheminement (de croix) vers l’Un de l’Ecriture, voué au Désastre comme à la jouissance de l’Écrire « Un-muré à lyre » – tous ces ressorts se retrouvent dans la tragédie racinienne comme dans le poème dramatique Manole, Maître Bâtisseur de Lucian Blaga. Antigone d’ailleurs, personnage « voué à l’excès du désir à l’état pur » n’incarne-t-elle pas, au niveau de l’Absolu qu’elle porte intérieurement comme loi non-écrite, l’excès sacrificiel éperdument lancé dans sa course vitale vers l’infini analogue de l’Œuvre à accomplir/écrire, don-née et d’outre-tombe, débordant la chronologie des contingences, déréglant par son insoumission la puissance terrible (« moira » en grec, « fatum » en latin) à laquelle la cité / société semble l’avoir prédestinée / condamnée ?
L’Idéal de dévotion (le « symboliquement imaginaire », écrit Luminitza C. Tigirlas), avec son devoir de sacrifice, comment le supporter au nom d’une création aussi singulière qu’intenable ? Et qui pourra le supporter ? Après l’homme de foi : le Fou, l’Insensé ? « De quelle perte aurons-nous à payer le désir de border le trou du réel en choisissant de créer à travers l’écriture ? », interroge la psychanalyste-poète. « Comme aucun autre poète », précise-t-elle, « Lucian Blaga scrutera et prendra la mesure de l’impossibilité de pénétrer le mystère de la création ». Ce livre nous ouvre la porte d’un Poète de l’autre mémoire, sur le seuil où la Pythie ou Sibylle balbutient jusqu’à nous la vérité indicible.
Murielle Compère-Demarcy
Luminitza C. Tigirlas, d’origine roumaine, née en Moldova orientale, est une survivante de l’assimilation linguistique dans l’URSS. Poète de langue française, psychanalyste trilingue à Saint-Priest (Rhône), membre de l’ALI. Elle a publié : Fileuse de l’invisible Marina Tsvetaeva (Essai, Éd. de Corlevour, 2019), Avec Lucian Blaga Poète de l’autre mémoire (Essai, éd. du Cygne, 2019), Foherion (28 poèmes, Anthologie Triages, Tarabuste, 2019), Noyer au rêve (Poésie, éd. du Cygne, 2018), Rilke-poème. Élancé dans l’asphère (Essai, L’Harmattan, 2017) ; ses poèmes et nouvelles sont parus dans une vingtaine de revues littéraires dont ARPA, Décharge, Triages, Voix d’encre, Friches, Traversées, R.A.L., Poésie sur Seine, Phoenix, etc.
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