Avec Lacan
J’ai évité de justesse d’intituler cette chronique « Jacques là quand ? », par un calembour digne de l’almanach Vermot, ou, pour être d’emblée dans le propos, digne de Jacques Lacan. Pour vous donner quelque idée de la passion de Lacan pour le calembour, je ne citerai que l’intitulé de deux de ses derniers séminaires de l’ancienne fac de droit : « Les non-dupes errent », « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile a mourre ». Dans le cas du second, nous sommes encore un certain nombre à nous demander comment le « déconstruire » (ça joue sur Unbewusste = inconscient chez Freud). C’est que parfois, ce goût du Maître pour le jeu de mots nous mettait sacrément dans l’embarras. Un souvenir précis : Lacan dit, lors d’une rencontre, « De préférer, somme toute, à la trique la bonace ». On prend des notes frénétiquement. « Eh ! comment tu écris bonace ? 2 ss ou c ? » « bonasse » (simple, sans malice, peu d’esprit) ou « bonace » (mer calme, par exemple dans un port) ? Un autre : Le séminaire de 75-76 s’intitulait le « Sinthome ». On a passé l’année à se demander, chaque fois qu’il prononçait le mot, s’il s’agissait du sinthome ou du symptôme.
Allez. En commençant comme ça je me prends de front les orfraies qui crient que Lacan est un charlatan. C’est que les dernières années de l’enseignement de Lacan, disons, 1974-1980, pèsent lourd dans l’image et dans la perception que peuvent s’en faire les non initiés. Ce sont les années où, porté par le fantasme d’un discours psychanalytique posé comme incontestable, Lacan rêve, jusqu’à l’absurde, de « mathématiser » l’inconscient. Devant un public au début ébahi, je veux dire nous, les élèves qui le suivions depuis 68, voilà notre « redécouvreur de Freud » emberlificoté dans les « nœuds borroméens », les « bandes de Moebius », les « tores », les « mathèmes » et autres joyeusetés plus ou moins ésotériques, au moins pour la grande majorité des auditeurs essentiellement philosophes et littéraires de formation.
Enfin quoi, on va rue St Jacques pour entendre le maître de la psychanalyse française, patron de notre « Ecole Freudienne de Paris », nous parler d’inconscient et on se retrouve devant des schémas bizarres, illisibles, que Lacan, inlassablement, refait et efface, refait et efface. Le tout ponctué de borborygmes indéchiffrables dans le micro. Il y a de quoi déconcerter.
Mais voilà. Une fois débarrassés de cette série d’images fixes que les anti freudiens ont largement exploitée pour déconsidérer Lacan, l’œuvre est là. Aujourd’hui incontestable (ce qui ne veut pas dire incontestée), incontournable (ce qui veut dire incontournée), essentielle (ce qui veut dire fondatrice).
« Lacan c’est difficile à comprendre ». Qui n’a entendu cette remarque au moins une fois ? J’y réponds toujours, « moins que Freud ! ». Eh oui ! A ceux qui croient qu’il faut avoir lu Freud pour comprendre (un peu) Lacan, je dis sans hésiter qu’il faut avoir lu Lacan pour comprendre (un peu) Freud. Et ce n’est pas par simple goût du paradoxe. Les concepts freudiens sont pétris de la pensée et du lexique du XIXème siècle : conscience, psyché, sujet, ego. En droite ligne des philosophes (Kant, Brentano), des poètes et écrivains romantiques (Goethe), des neurologues et psychiatres (Charcot, Bernheim, Janet) du courant « hystérie/hypnose ». Les écrits de Freud, en particulier les premiers (voir les « Stüden über Hysterie » avec Breuer), sont « psychologisants » en diable. C’est là le malentendu freudien qui va faciliter le dévoiement de sa pensée, en particulier par l’école « comportementaliste » américaine. Le caractère radical, inouï, révolutionnaire, du concept d’inconscient va se dire dans les mots de la psychologie du XIXème et du coup, passer, aux yeux d’un grand nombre, pour un simple apport nouveau aux strates de la réflexion sur la psyché humaine.
On peut dire que le travail de Lacan a commencé par un immense agacement devant les « sottises » qui pouvaient se dire au nom de Freud. Par une grande colère devant l’aseptisation de l’éruption volcanique qu’est la rupture freudienne.
Première « sottise », le Moi, dans une acception qui en faisait une sorte d’évidence : « Moi, Je ». L’évidence en question, des poètes même l’avaient déjà mise en cause : on se rappelle le « Je est un autre » de Rimbaud. L’inconscient, depuis Freud bien sûr, « déconstruit » radicalement le concept de moi en le clivant : une partie de moi est dans l’autre. « L’inconscient c’est le discours de l’Autre » dit Lacan. Du coup, le « sujet » humain, qui a fait les choux gras des psychologues de toujours, n’est plus. Ou plutôt il est, mais barré (Lacan l’écrit S barré). Mal barré non ?
Deuxième « sottise ». L’inconscient freudien a été « naturellement » installé, par ses successeurs, dans la psyché, c’est-à-dire dans une instance incertaine, dont on ne connaît pas la matière (au sens propre). « Tout ce qui n’est pas fondé sur la matière est une escroquerie » (Séminaire. 14 décembre 1976) nous disait Lacan. Définitivement, Lacan installe l’inconscient là où Freud l’avait réellement mis : le parlant, la langue (ou lalangue, en un seul mot, pour distinguer du simple véhicule de communication). « L’inconscient est structuré comme un langage ». On pourrait ajouter à « comme », dans le langage. Encore une fois, Lacan n’invente pas Freud. Il le sort de la gangue de charabia « subjectif » et « psy » dans laquelle on le noyait.
Troisième « sottise » : le désir. En gros la « sottise » dit : l’humain est fait de désirs. Il les satisfait grosso modo, il va bien. Il ne les satisfait pas grosso modo, il va mal. C’est simple la vie ! Ben non. Freud l’avait évidemment pointé en un concept, encore une fois, très XIXème, d’« objet pulsionnel ». Lacan arrache complètement l’objet du « désir » au champ du sujet et en fait « l’objet a » (prononcer objet petit a). « L’objet a n’est aucun être. C’est ce que suppose de vide une demande » (Séminaire XX. P.114). On trouvera la source de l’invention de l’ « objet a » par J. Lacan dans ce passage de S. Freud : « Lorsque l’objet originaire d’une motion de désir s’est perdu à la suite d’un refoulement, il est fréquemment représenté par une série infinie d’objets substitutifs, dont aucun ne suffit pleinement. Voilà qui nous expliquerait l’inconstance dans le choix d’objet, la « faim d’excitation », qui caractérise si fréquemment la vie amoureuse des adultes. » (S. Freud, « über Neurotische Erkrankungstypen ». En français in « Névrose, Psychose et Perversion », PUF, 1974). C’est là le nœud essentiel : le désir n’a pas d’objet parce qu’il n’a pas (vraiment) de sujet. Par suite, il ne peut, par définition, être satisfait. Vous imaginez la révolution dans un univers où le « jouir sans entrave » était depuis au moins le début du XXème plus ou moins dans tous les esprits. Et en particulier chez nous, soixantehuitards, ébahis devant le discours du maître.
Bon j’arrête là. Je n’ai pas la prétention d’exposer Lacan en une chronique. A l’impossible nul n’est tenu. Je voulais juste dire, sur 3 points fondateurs de son apport, que Lacan est un des plus grands penseurs français du XXème siècle et, surtout, que ce qu’il dit est clair, comme de l’eau de roche. Une des raisons de son supposé « hermétisme » est le soin qu’il porte à ne pas être (trop vite) compris. Une autre raison est, sûrement, le plaisir de bon nombre de ses « élèves » à le rendre bien plus compliqué qu’il n’est en vérité (je ne peux qu’espérer ne pas en faire partie, en tout cas j’ai essayé). S’il y a « charlatanisme », il est à chercher du côté de ces obscurs universitaires de psychologie qui « lacanisent » à tour de cours, sans même savoir eux-mêmes ce qu’ils disent, au grand dam d’étudiants éberlués. Mais Lacan vaut, de toutes façons, la peine de l’effort : les clés de Freud y sont ! Rien que ça : lire enfin Freud ! Surtout qu’il est, depuis le 1er janvier 2010, dans le domaine public et qu’on aura sûrement, enfin, des éditions de l’œuvre d’une autre tenue en termes de traduction.
NB : Tous les séminaires cités sont publiés aux éditions du seuil sous la direction de Jacques-Alain Miller. La publication en format de poche (points seuil) est en cours.
Leon-Marc Levy
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