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Avant cela, il y avait l’ombre, Maria João Cantinho (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 03.09.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Avant cela, il y avait l’ombre, Maria João Cantinho, Jacques André éditeur, Coll. Poésie, juillet 2024, édition bilingue, trad. portugais, Cécília Basílio, Patrick Quillier, 136 pages, 15 €

Avant cela, il y avait l’ombre, Maria João Cantinho (par Marc Wetzel)

 

« Il est un pays ancien qui s’est blotti en moi

un pays dont je n’ai aucun souvenir

sinon de moi enfant, une langue

de soleil et d’eau collée à ma peau,

qui veut obstinément être du temps en moi,

qui veut être bouche, qui cherche l’ouverture,

qui s’écoule entre les fentes de la mémoire,

tel un oiseau aux ailes brisées.

Il est un pays ancien qui s’est blotti en moi

et je cherche la voix du vent qui le chanterait,

sur cette harpe froide qu’est ma mémoire » (p.55)

C’est un texte passionnant, et difficile, d’une auteure dont la justesse, l’intégrité et la profondeur émeuvent (comme l’a aussitôt confirmé sa prestation publique aux Voix Vives de Sète, fin juillet 24). Si la mélancolie, peut-être, domine chez cette auteure, il y a son art, justement pour que cette mélancolie sache faire quelque chose d’elle-même ; et l’art poétique, en particulier, qui constate que le langage adulte (en tout cas ses usages et finalités courantes) n’a pas tenu les (faramineuses) promesses de son apprivoisement enfantin, et y remédie. L’écoutant lire et commenter, on devine l’intellectuelle responsable et raisonnable, mais son choix de la poésie étonne, bien sûr. C’est que les moyens de la poésie – la fantaisie, la versification, la rime – sont typiquement enfantins. La fantaisie qui aborde le monde par les moyens mêmes de le faire dérailler ; la versification qui s’amuse, pour toute marche de son discours, à décompter des pieds et alterner des accents ; la rime – ou en tout cas ici l’assonance et l’allitération – qui fait ritournelle de sonorités, ludique mnémotechnie de phonèmes, et non sérieux calcul des propriétés et des choses, etc. Mais cette poète est de formation philosophique – elle est là pour comprendre le monde, et pour d’abord présenter assez les choses les unes aux autres pour s’inscruster (et nous derrière elle) dans leurs rencontres, et rendre, par une parole qui secrète ses analogies et réveille les forces disponibles, l’inconnu mieux habitable. Elle est poète (elle sait faire dire aux êtres ce qu’ils sont fondés à devenir), comme une dramaturge, non de l’interaction (qui ferait dire à des personnages ce qu’ils sont ou font les uns pour ou contre les autres), mais de la nostalgie (qui retournerait faire dire à l’enfant qu’elle a été quelque chose de l’adulte devenue).

 

Cette poète a spontanément une vision « morale » du monde : les êtres humains lui semblent faits pour l’être (humains – c’est-à-dire compréhensifs, nuancés et miséricordieux), et non d’abord pour faire les malins, les difficiles, ou même les artistes. C’est un esprit qui estime spontanément la fidélité (comme « obéissance au vent qui souffle du passé », p.63), cherche la sagesse (toute advenue se paye d’une disparition, mais tout n’est que transformation, et, après « cessation d’être en nous », « insertion dans d’autres strates du mystère », p.37), veut la justice (l’indigence, pp.69-71 – qui est le manque de moyens propres – lui paraît être moins celle du démuni que du puissant, de l’exploiteur, du parasite, du fanatique, du barbare – qui n’ont que les moyens qu’ils détournent de ceux des autres, mais peuvent, eux, refuser le secours de ceux qu’ils maltraitent ! Que l’ombre, écrit-elle mystérieusement, nous sauve alors de l’indigence apeurée !

 

« Courber le corps ou la langue, peu importe

pourvu que l’ombre nous sauve

de ces jours, tu sais bien, où rien ne semble vivre

hormis un certain mode d’indigence

à quoi tous consentent, peut-être par peur

qu’il n’y ait pas de lendemain, ni la moindre grandeur

les mots transportent cet enfer, irrespirable

malsain, sans lieu pour un certain bleu

qui ferait retourner les jours d’espoir

et maintenant ils marchent tête basse, apeurés

ils se sont convaincus que le seul bleu est celui

dont nous disposons

un certain bleu avec de vagues étoiles sur un drapeau

et un numéro de chaussures qui ne nous va pas… » (p.69)

 

Et, malgré les horreurs de l’histoire, et l’inventivité du mal, elle est confiante : dès qu’un homme a chance de trouver dans sa vie moyens et occasions de déployer son humanité, il le fait, il la met en œuvre. La violence (qui est toute force se servant de l’injustice au lieu de la dissuader ou la réduire) et la folie (qui pose une formule de vie qu’il n’y aurait ni intérêt à négocier, ni raison d’amender) lui paraissent ou des caprices de nantis (qui ne trouvent sens qu’à être toujours et exclusivement davantage eux-mêmes), ou des égarements de démunis (auxquels la misère n’a laissé aucun loisir de se réformer). Le dominant peut toujours changer ses fins – si on les lui chante ou explique mieux ; et le dominé transfigurer ses moyens – si on les lui rend ou l’aide à s’en donner : la raison est donc une lumière qui ne s’économise pas (plus on pousse la pensée, plus la pensée pousse) ni ne se refuse (chacun accepte d’avoir tort si ce peut être le moyen d’avoir mieux raison). Voilà l’optimisme raisonné d’une philosophe occidentale, qui croit aux Lumières, à la civilité de l’éclairement, aux vertus du savoir, aux bienfaits de l’effort de vérité. Sauf qu’il y a « l’ombre », et qu’« avant cela il y avait l’ombre » (antes disso havia a sombra) – dit le titre, repris du poème éponyme p.67. C’est avertir la raison qu’elle n’est ni première, ni seule, ni définitive. La « reine des rapports » dans l’esprit humain (des relations qui prévoient et justifient), la maîtresse des ordres calculables et des contrats sérieux, a beau expliquer, modéliser et numériser la vie, elle ne la précède, ni ne la remplace ni ne la conclut jamais. Que la raison gouverne n’empêche pas l’ombre de régner : la souveraineté (celle qui décide en dernier ressort et inspire l’autorité même) est souterraine, et… ombrageuse.

Ombre d’abord présente aux deux extrémités de la vie raisonnable : l’enfance et le déclin mortel. L’enfance, et son triple temps de l’infime, de l’implicite (la fervente lenteur de l’enfance angolaise de l’auteure, née en 1963) et de l’incandescent :

 

« Je ne sais que l’infime

et le murmure des petites choses,

celles qui n’arrivent pas au mot

comme l’ombre ou le vent… » (p.39)

 

« Avant cela il y avait l’ombre

mon père en pleine sieste

et la rumeur de la mer en arrière-fond,

l’image m’est peut-être faussée,

mais ce bleu atlantique

qui brûle dans le vent, cette lumière

unique, à ciel ouvert

et tout était si lent

car le temps n’avait pas de distractions

et ne se laissait pas dévorer par des rigueurs

de travail ou de vie à crédit » (p.67)

 

« Que l’ombre descende et nous emporte

dans son mystère, où tout

est passage et seuil, présence

furtive et incandescente » (p.93)

 

Et puis la mort, qui suppose d’accepter, après toutes les ombres qu’on aura eues, faites ou poursuivies, l’ombre qu’on est. La sagesse est, devant le néant, comme une sobriété préventive. Au moment de devoir mourir, ce sont évidemment, dit la poète, les choses simples et ordinaires (non les sophistiquées et démiurgiques) qui (peut-être) consoleront, qui feront accepter la perte irréversible de tout pouvoir de présence. L’ombre, toujours fugitive (comme l’inlassable rotation de la source de lumière), toujours simple résultat (elle suppose, pour se former, l’interposition d’un corps opaque à la lumière) est seule à ne peser jamais rien :

« … quand tu mourras,

ce ne sera pas la gloire ou l’érudition

qui réconforteront ta peur,

ce sont les choses simples qu’il y a dans la vie,

les choses qui restent dans la mémoire

et descendent sur nous,

comme la lumière à la tombée du jour ou le parfum

des fleurs, au printemps,

ceux que nous avons aimés, leur rire,

le temps où il n’y avait pas de poids,

où tout était si léger, même la vie » (p.29)

 

Les philosophes reconnaîtront et aimeront le cœur de cette pensée (l’hommage à Walter Benjamin, la présence de Celan défendue contre l’injonction d’Adorno, et une constante joie de l’esprit qui doit moins, peut-être, à Spinoza qu’à Leibniz (?) : l’âme merveilleusement mobile et spontanément attentive à exprimer le monde, la perception qui est d’abord retentissement inquiet et sollicitation confuse – et, peu à peu perfectionnée, nous déséquilibre moins et nous guide mieux ou motive davantage, avec le souci d’éclairer nos élans et harmoniser nos impressions, la justice comme « charité du sage » parce que, on l’a vu, l’indigence d’un esprit, est pour Maria João Cantinho, moins celle qui manque des choses nécessaires à la vie, que celle qui néglige les moyens de la comprendre) ; mais nul besoin de philosophie pour comprendre cette leçon chantée de vie, fraternelle, subtile et vaillante. Par exemple :

 

« Et rien ne nous était défendu,

parce qu’on ne se brise jamais,

qu’on n’en sort jamais, que nous sommes appelés,

prisonniers entre les mains du destin,

au seuil de l’ombre d’être, songe bref » (p.49)

E nada nos era vedado

porque nunca se parte

nunca se sai, somos chamados,

prisioneiros da mão do destino,

no limiar da sombra ao ser, sonho breve.

 

« Rien ne nous était défendu »… parce qu’on n’interdit que ce qui est accessible. Or, enfant (ou resté tel là seulement où il le faut en nous), il ne s’agit jamais d’accéder, mais seulement d’avoir part, et, pour avoir suffisamment part, de deviner les forces (et nous figurer sous leurs bons auspices). Qui ou quoi pourrait donc empêcher la poésie de deviner, et lui défendre de faire deviner ? Mais aussi : qui est ce « toi », auquel la poésie « promettait » ici de « conduire » ?

 

« J’écoute la rumeur des feuilles

Frappées par le vent,

le silence parfait.

Dans le miracle de la lumière je vois l’animal

qui se cache dans l’obscurité

de son monde ancien, sacré.

Tel est le monde

Que les mots n’atteignent pas,

suspendu dans le temps

dans la promesse du langage.

Je le poursuis, de l’autre côté de l’obscurité,

prisonnière de son appel secret,

qui, s’emparant de moi, me conduit jusqu’à toi » (p.27)

 

Marc Wetzel



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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.