Autres traces, Habib Tengour (par Didier Ayres)
Autres traces, Habib Tengour, éditions Non Lieu, juillet 2024, 110 pages, 12 €
Le passé ?
Avec les derniers poèmes qu’Habib Tengour publie chez l’éditeur parisien Non Lieu, nous sommes très vite au sein de la question du temps. Le temps est-il progressif ? Est-ce le souvenir qui agit le plus profondément en soi ? En tout cas, Habib Tengour se penche sur ses souvenirs et sur ce qu’est devenue l’Algérie après les « années noires ». Car il y a cendre, il y a destruction, il y a patrie se confondant à l’exil, il y a des morts et des vivants. J’ai pensé à cette belle phrase de Kerouac, que je cite de mémoire : comme deux pieds de neige sur le plancher, qui pourrait devenir ainsi : deux pieds de sable sur l’âme de l’Algérie. L’on voit nettement que tout cela est fragile (tout autant que des traces de neige ou des traces d’erg).
La mort et la fragilité de la vie par antithèse, en quelque sorte, se distinguent derrière les poèmes. Non pas seulement parce certains chapitres précédés de citations rappellent l’imminence de la mort, dans le Coran LXII, 8, par exemple ou dans Homère, Odyssée, XI-19, où s’exhument en nous l’intrigue et l’étonnement de la mort – cette perfide compagne qui attend depuis toujours chacun de nous, embusquée en un endroit et une heure précise. Cette mort rôde jusqu’à l’extrême fin de tous. Ce moment terrible venu, c’est alors que débute la pesée des âmes, où même un grain d’encens fait la différence dans le poids des fautes. J’ai pensé à tout cela durant ma lecture (et mes relectures).
Oui, l’Algérie est ici. Elle apparaît meurtrie par la « décennie noire ». L’on aperçoit parfois, avec beaucoup de netteté, les saignées opérées dans les familles, au sein des groupes, enfin brûlant au centre de la tribu. Pour ce dernier terme, je voudrais insister. Car j’ai reconnu là le secret du poète et universitaire qu’est Habib Tengour, lequel est resté partagé entre deux nations, mais dont le clan, la tribu lui importe encore. Je pense ainsi à ce dilemme difficile de l’être étranger partout, dans une première nation où il partage sa vie, et celle d’une autre nation où il partage aussi sa vie, ce qui pousse à la schize, au destin de l’exilé.
Nous étions de même matrice
à l’abri des dissensions
nos fêtes faisaient écho à de vieilles morsures
notre langue avait effet d’apaisement
elle nous dressait aux traversées amères
L’Algérie est-elle un pays de cendre ? Peut-être alors dans le sens de Derrida qui parle au sujet de la langue (un autre exil invisible) de la « cendre de la cendre ». Les mots ne sont pas autre chose que le témoignage d’une combustion, la combustion d’une combustion. Et ici, la coruscation du sable et de l’ombre.
Tous ces morts
qui va les interroger
une hécatombe encore
et des larmes
et cette cendre muette du poème
pour que la route sous la terre soit tracée
ce vent furieux il ravage les récoltes
nous fait perdre raison
au point de ne plus nous soucier de la rencontre
Je ne voudrais pas achever ces lignes sans écrire quelques épithètes, prises ou inspirées par le texte, et qui forment une couleur, un ton, un sous-texte : ruines, ombres, poésie, pays d’exil, tribu, peuple, cendre, mort, décombre, souvenir, littérature, traces. Oui, voilà l’énigme qui commence. Des traces autres, d’Autres traces.
Didier Ayres
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