Autre matin, suivi de Le monde du singulier, Gérard Pfister (par Didier Ayres)
Autre matin, suivi de Le monde du singulier, Gérard Pfister, Éditions Le Silence qui roule, mars 2024, 91 pages, 15 €
Autrui
La vaste question de la destination du poème se pose avec vivacité dans ce nouveau livre de Gérard Pfister. Le poème est-il écrit pour soi et, dès lors, ne communique-t-il pas tout à fait l’espoir du poète ? Est-il écrit pour autrui ? Vraisemblablement, le poète ne cherche pas un public en particulier (ce qui appartient aux démarcheurs et autres créateurs de réclames). Dès lors, comment partage-t-on les poèmes avec un lecteur qui cherche dans la poésie une pensée et une profondeur intérieures ? Le poète est-il vraiment le lecteur de ses poèmes ? Où réside le mystère – ici au sein de l’écriture ou bien dans l’âme du liseur ? Qui est le plus important, le poète ou le bouquineur, bouquineur à qui sont demandées une attention et une exigence parfois anxieuses ?
Voilà quelques exemples de questions qui affleurent çà et là dans le dernier recueil de G. Pfister. Autre matin pourrait aussi s’appeler « autrui comme matin ». Nous sommes dans un éveil radical, éveil qui poursuit sa course vers la divinité. Dès les premiers mots du livre, l’on devine l’autre, le grand Autre, autrui considéré comme aubain, comme prochain, comme lumière du matin, laquelle ouvre les hommes à la vie, donc à la relation avec son semblable.
Et soudain l’obscurité entre nous
comme des bêtes en leur tanière
présence amie
d’un souffle
quand tout nous pousse hors des jours
chaleur proche d’autres corps
livrés à la même menace
qu’aucun savoir ne dit
Le poète est peut-être la personne la plus solitaire, la plus hantée par le langage, appuyé sur un gouffre, cherchant la lumière d’un dieu d’union et de partage ; tout cela pour lutter contre la terrible éclipse de la disparition physique de l’être humain, dont la seule mesure reste peut-être sa fidélité aux vertus théologales, donc au clair matin d’un jugement ultime ?
Mourants
dans la fraîche lumière
d’avril, l’étonnement
suave de l’arbre en fleurs
dans la ville de pierre
– de quelle vie parlons-nous
que puisse un seul jour
croire notre désir
Dialogue anagogique, discours anagogique, monologue anagogique : telles les qualités de l’expression de Gérard Pfister, qui puise dans une langue simple suffisamment de mystère et d’interrogations pour que sa recherche intérieure mette en lumière une parole dans la fameuse nuit spirituelle.
Il ne faut pas négliger non plus la relation du poète avec la nature (et l’on sait son attachement au lac Noir, à ses âpres saisons). La pierre, le ruisseau, l’arbre, peut-être encore le chemin creux découvert dans un matin d’hiver, sont-ils visibles en filigrane, derrière la poétique des textes. L’homme et la nature existent ici comme homme devant dieu. Est-ce là un goût pour un dieu pantocrator tout puissant à la fois comme dieu des sphères et dieu des hommes ? Peut-être.
Il n’est de réalité
qu’apparaître
dans la neige intacte
le saut du vivant
– et les traces sur le sol
Déjà ne sont plus rien
Didier Ayres
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