Autour des livres, du nécrologe au martyrologe, Precamur fraternitatem vestram, Jean-Loup Lemaître (par Gilles Banderier)
Autour des livres, du nécrologe au martyrologe, Precamur fraternitatem vestram, Jean-Loup Lemaître, Coordination éditoriale, Patrick Henriet, Pauline Bouchaud, Librairie Droz, Genève, septembre 2019, 714 pages, 89 €
C’est une platitude de déclarer que la littérature n’existe pas sans les livres. On objectera que de riches et abondantes littératures orales se sont développées, en Europe ou ailleurs. Mais existent-elles encore ? Sont-elles transmises à une époque où la modernité a envahi les moindres recoins de la planète et où l’on est parfois directement passé de l’oralité à la télévision ? La remarque initiale – la littérature n’existe pas sans les livres – en appelle une autre. Si la production de textes écrits (et en particulier de fiction) apparaît comme un trait caractéristique de l’espèce humaine (ainsi que – diraient les cyniques – le massacre de ses semblables, en dehors de toute logique de subsistance ou de survie), le livre a connu, de même que tous les artefacts, une évolution. La Bible hébraïque et la littérature gréco-latine furent copiées siècle après siècle sur des rouleaux de parchemin, auxquels le judaïsme est demeuré fidèle dans l’usage liturgique (de nos jours encore, un sefer Torah se présente sous la forme d’un rouleau manuscrit).
Le christianisme adopta les cahiers de parchemin cousus ensemble (le codex), qui donneront le livre et qui offrent des possibilités que ne présente pas le rouleau. Plus pratique, le livre a fini par supplanter le rouleau (même les plus anciennes Bibles hébraïques conservées – Bible d’Alep, Torah de Washington – sont des codices). De l’antique usage du rouleau, ne survécurent que la Torah du culte synagogal et, dans le catholicisme, le « rouleau des morts » qu’on portait de monastère en monastère pour signaler la disparition des plus hautes figures.
Au long de son histoire, le livre lui-même, bien que sa présentation demeurât pour l’essentiel inchangée, a subi des modifications qui influèrent sur un point important : son prix. Pendant le millénaire que dura le Moyen Âge, les livres étaient des objets rares et coûteux. Nous avons conservé des actes notariés par lesquels un livre était cédé en échange d’une maison de ville et d’un terrain. La rareté des livres et leur prix (deux éléments indissociables, comme le savent les économistes) ont conditionné leur usage.
Jean-Loup Lemaître a consacré sa riche et longue carrière scientifique aux livres médiévaux ; carrière à la fois rigoureuse et féconde. Il avait soutenu une thèse sur les obituaires, ces documents qui assurent une circulation entre l’au-delà et l’ici-bas. Voici qu’on lui offre le traditionnel « choix d’articles ». Il arrive que la constitution d’un semblable recueil relève de l’exercice pénible, tant il faut racler les revues les moins connues pour trouver de quoi faire un petit volume. Ce n’est pas le cas ici et les éditeurs n’eurent que l’embarras du choix, parmi plus de quatre cents références de livres et d’articles (hors comptes rendus) que détaille sur 36 pages la bibliographie liminaire. Tout a été mis en œuvre pour faire de ce volume un bon outil de travail, que médiévistes et historiens du livre garderont à portée de main. Le recueil dessine également une étonnante géographie de la France, où l’on ne pouvait faire plus de quelques kilomètres sans passer à côté d’un prieuré ou d’un monastère, abritant un nombre variable de volumes (aujourd’hui, ce sont les supermarchés qui forment un maillage de ce genre). À partir du XVIIe siècle, les grands érudits bénédictins entreprirent de fouiller ces centaines d’établissements, dont la plupart ont depuis disparu sans retour. Armé d’outils (photographie, informatique, catalogues variés, …) dont ses devanciers n’avaient jamais rêvé, Jean-Loup Lemaître s’est imposé comme le continuateur laïc de ces savants religieux.
Gilles Banderier
Docteur en histoire, docteur ès-lettres, Jean-Loup Lemaître est directeur d’études émérite à l’École pratique des hautes études (section des sciences historiques et philologiques) ; il a été titulaire de 1989 à 2010 de la chaire d’hagiographie et d’histoire monastique.
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