Autour de ton cou, Chimamanda Ngozi Adichie
Autour de ton cou (The things around your neck), décembre 2014, traduit de l’anglais (Nigéria) par Mona de Pracontal, 312 pages, 7,50 €
Ecrivain(s): Chimamanda Ngozi Adichie Edition: Folio (Gallimard)
Avec cette édition, Gallimard nous donne accès à un florilège de courts récits d’une richesse sociologique stupéfiante, témoignant d’un éclatant talent littéraire.
Chimamanda Ngozi Adichie, nigériane, qui a quitté le Nigéria à l’âge de 19 ans pour étudier puis s’installer aux Etats-Unis, exprime avec une sensibilité à fleur de peau, dans la plupart de ces nouvelles, dont certaines ont obtenu des prix prestigieux, les chocs culturels qu’a provoqués et que provoquent encore chez les individus et les groupes humains la rencontre brutale des civilisations occidentale et africaine.
On ne peut pas ne pas penser ici à cet autre immense écrivain nigérian, Chinua Achebe, dont La Cause Littéraire a présenté plusieurs œuvres qui tournent fondamentalement autour des mêmes thématiques et mettent en évidence la même problématique.
Ici, Chimamanda Ngozi Adichie dénonce, en les mettant simplement en scène, les violations des droits de l’homme et l’arbitraire des décisions judiciaires dont sont victimes les habitants des régions où le pouvoir des potentats locaux est resté de règle après le départ des puissances coloniales et leur remplacement par des dictatures indigènes (Cellule Un).
Là, le lecteur aimera la rencontre a priori improbable de deux femmes, l’une ibo, chrétienne, étudiante en médecine et bourgeoise, l’autre haoussa, musulmane, et pauvre, qui se terrent dans une cave où elles se sont réfugiées alors que le quartier est mis à feu et à sang par des violences entre communautés religieuses, deux femmes que tout sépare, deux femmes que la haine qui pousse au-dehors les hommes à s’entre-tuer va rapprocher, va faire sœurs dans cet espace clos, le temps d’une brève parenthèse dans le cours de leur vie (Une expérience intime).
Ailleurs, et c’est le thème le plus récurrent, l’écrivaine puise dans son vécu d’exilée pour traduire le désarroi des nigérianes qu’on marie, en leur répétant avec emphase que c’est la grande chance de leur vie, avec un compatriote qui a obtenu le permis de résidence aux Etats-Unis, le sésame rêvé qui permet à ces femmes, parfois à leur grand dam, d’émigrer à leur tour vers ce pays qu’on leur a décrit comme celui où la vie est facile (Imitation – Autour de ton cou).
« Tu croyais qu’en Amérique tout le monde avait une voiture et une arme à feu. Tes oncles, tes tantes et tes cousins le croyaient aussi. Quand tu as gagné à la loterie des visas américains, ils t’ont dit : dans un mois tu auras une grosse voiture. Bientôt une grande maison… »
Les désillusions ne tardent pas. Mais on les garde pour soi. La famille, au pays, ne connaîtra pas la dure réalité de l’immigré. Au passage, Chimamanda, dans un dialogue de retrouvailles entre deux anciens étudiants militants de l’époque glorieuse où se construisait la nation juste après l’indépendance, met en lumière la corruption ambiante qui, quelques décades après ces années porteuses d’espérance en un avenir prospère, gangrène le pays et dévalorise l’image de ses institutions a priori les plus respectables.
« Josephat […] a dirigé cette université comme si c’était le poulailler de son père. L’argent disparaissait et puis on voyait des voitures neuves portant le nom de fondations étrangères qui n’existaient pas […]. Il décidait qui serait promu et qui serait mis au placard… ».
Le narrateur est le plus souvent placé en situation de focalisation interne, ce qui permet au lecteur de « voir » avec les représentations, les clichés, les idées préconçues, tout ce prisme déformant au travers de quoi l’Africain voit l’Américain et par le biais de quoi l’Américain « connaît » l’Africain.
Ce procédé narratif est à même de provoquer des chocs salutaires chez le lecteur, contraint de changer de lunettes, d’analyser en empathie avec le personnage les étranges caractéristiques socio-culturelles du monde dans lequel il est soudainement plongé, et de modifier avec lui ses points de vue ethnocentriques.
« Kamara avait fini par comprendre qu’élever ses enfants à l’américaine, ça signifiait jongler d’une angoisse à l’autre, et que cela venait d’une surabondance de nourriture : parce qu’ils avaient le ventre plein, les Américains avaient le temps d’avoir peur que leurs enfants aient une maladie rare sur laquelle ils venaient de lire un article… ».
Le lecteur français, ainsi forcé de s’interroger sur les raisons qui fondent la vision qu’a « l’autre » de la psycho-sociologie du monde occidental, soumettra à la question ses propres modes d’action et de pensée…
Chacune des nouvelles de ce chef-d’œuvre est, en somme, à la fois une histoire passionnante et une leçon de philosophie.
Patryck Froissart
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