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Autobiographie, Charles Darwin (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 26.06.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Biographie, Essais, Editions Honoré Champion

Autobiographie, Charles Darwin, éd. Honoré-Champion, octobre 2022 (édition par Nora Barlow, rétablissant les passages supprimés de la publication originale), trad. Aurélie Godet, Michel Prum, Patrick Tort, 296 pages, 19 €

Edition: Editions Honoré Champion

Autobiographie, Charles Darwin (par Gilles Banderier)

 

Oublié aujourd’hui, Ernst von Hesse-Wartegg (1851-1918) fut un ingénieur et voyageur autrichien qui semblait sortir d’un roman de Jules Verne. À peine âgé de vingt-quatre ans, il avait déjà publié un livre sur les machines-outils et un autre sur la faisabilité technique d’un tunnel sous la Manche. En 1875, il communiqua à Charles Darwin une recension d’un de ses ouvrages en le priant de bien vouloir lui faire parvenir une esquisse biographique destinée à paraître dans un journal allemand.

La requête du jeune ingénieur dut consonner avec les préoccupations propres de Darwin, alors sexagénaire, qui se mit à rédiger une autobiographie dont les dimensions dépassèrent vite l’espace éditorial initialement alloué par Hesse-Wartegg (deux colonnes d’un quotidien comme le Times). Darwin écrivit de mai à août 1876 et ne cessa ensuite d’enrichir son manuscrit, qui ne sera publié qu’en 1887, cinq ans après que le grand naturaliste eut été inhumé en l’abbaye de Westminster, comme toutes les gloires de Grande-Bretagne (Shakespeare excepté).

Le manuscrit de son autobiographie eut la chance d’être traité plus soigneusement par la veuve de Darwin que ne le fut celui du Journal de Jules Renard par la veuve de ce dernier. Néanmoins, Emma Darwin le jugea impubliable en l’état et le caviarda d’importance, afin qu’il ne heurtât point les bienséances de l’époque. L’édition du texte demeura une affaire de famille et ce fut la petite-fille du grand homme, Nora Barlow (1885-1989), elle-même scientifique, qui en procura la version complète en 1958.

Le volume publié dans les règles de l’art par les éditions Champion rend compte de ce destin sinueux en donnant à lire sur fond gris les passages supprimés par Emma Darwin et rétablis par Nora Barlow, tandis que les additions de Darwin à son texte initial sont imprimées dans une autre police. Le lecteur francophone dispose donc bien d’une édition critique de cette œuvre importante.

Il est bien connu que la censure agit comme un coup de projecteur. Quels étaient donc ces passages que Madame veuve Darwin jugea préférable de supprimer ? Ils avaient trait, d’une part, à des contemporains du savant, lequel ne faisait pas preuve d’une indulgence excessive. Il décrit ainsi le capitaine du Beagle comme un personnage dur (tous les capitaines de vaisseaux l’étaient à des degrés divers : il suffit de penser à ce grand marin injustement calomnié que fut le capitaine Bligh), mais surtout errant aux limites de la folie. D’autre part, Darwin évoque, de manière nullement polémique, presque froide (mais peut-être est-ce le plus redoutable) la perte des convictions religieuses de sa jeunesse, son éloignement irrémédiable du christianisme : « […] j’en étais venu par degrés, à cette même époque [les années 1836-1839], à considérer que l’Ancien Testament, du fait de son histoire du monde manifestement fausse, avec la Tour de Babel, l’arc-en-ciel comme signe, etc., etc., et de son attribution à Dieu des sentiments d’un tyran vindicatif, n’était pas plus digne de confiance que les livres sacrés des Hindous ou les croyances de n’importe quel barbare » (p.135-136).

Comme d’autres avant lui et comme d’autres après lui, Darwin regimba sur le concept de théodicée, la justification du mal dans le monde : « Un être aussi puissant et aussi comblé de connaissance qu’un Dieu capable de créer l’univers étant, pour notre esprit fini, omnipotent et omniscient, l’idée que sa bienveillance ne soit pas sans limites révolte notre entendement, car quel avantage pourrait-il résulter des souffrances de millions d’animaux inférieurs pendant un temps presque infini ? (p.140, passage également supprimé). Ces questions, que les différentes théologies chrétiennes avaient toujours réussi à tenir à distance lorsqu’elles détenaient un pouvoir temporel ou qu’elles avaient pactisé avec lui, ne pouvaient plus être balayées d’un revers de main.

Pour le reste, nous sommes en présence de l’autobiographie classique d’un savant. Il parle de son père, médecin, qui avait compris la nécessité, à la fois pour le patient et pour son entourage, de conserver un bon moral au cours d’une maladie, si grave soit-elle (p.89-90). Tel que décrit par son fils, Robert Darwin paraît avoir été plutôt excentrique (il buvait le soir, après dîner, un mélange soigneusement dosé d’eau chaude et d’eau froide). Le naturaliste nous renseigne sur ses méthodes de travail, la manière dont il s’y prenait pour classer le matériau de ses recherches (p.186), ainsi que ses influences intellectuelles, au premier rang desquelles (hors sciences naturelles) Thomas Malthus, dont il avait lu le fameux Essai sur le principe de population. Ce pasteur anglican pensant avoir montré que la population humaine s’accroissant de manière exponentielle, tandis que les ressources n’augmentaient que de manière arithmétique, il était impératif de limiter la population, si l’on ne veut pas risquer une famine généralisée. De ce livre à la thèse séduisante mais fausse et dont aucune prédiction ne s’est jamais réalisée (en partie parce qu’il parut à l’aube de la révolution industrielle), Darwin ne retint que l’application aux règnes animal et végétal, sans l’étendre au genre humain. Le naturaliste revient sur sa rivalité avec Alfred Wallace (1823-1913) qui, également inspiré par Malthus, découvrit l’évolution des espèces et la sélection naturelle au même moment (des idées dont le temps était venu). Wallace eut le panache de défendre son rival face aux attaques dont il était l’objet.

 

Gilles Banderier


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A propos du rédacteur

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).