Au plus près du jour, Jacquy Gil (par Marc Wetzel)
Au plus près du jour, Jacquy Gil, Éditions Encres Vives, Coll. Encres Blanches, janvier 2025, 32 pages, 6,60 €
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« J’allais sous le soleil la tête enflée de lumière. Le vent écartait les herbes ; je m’étonnais d’être presque aussi vif que lui.
Trop belle était l’échappée pour n’appartenir qu’à la réalité ; je rêvais en courant, je courais en rêvant. Cela en ignorant tout de mon bonheur d’être.
Où que je me tourne, des prés venaient emplir mes yeux. C’était là comme un ciel dont on ne sait ni où il finit ni où il commence, pareil à celui que l’on voit à l’oculaire d’un télescope et qui multiplie les étoiles (p.15).
Au plus près du jour, c’est, ni plus ni moins, le programme de vie et d’action de notre poète.
Oui, l’expression-titre a beau paraître une fastidieuse banalité (profitons donc de la clarté !), une imploration déguisée (plus près de Toi, mon Jour !) ou une quasi-contradiction (le « jour » est un bain naturel de lumière, et qui songerait, dans son bain, à s’approcher davantage de l’eau ?), elle dit exactement l’effort vivant de cet auteur septuagénaire, par ailleurs paysan, astronome amateur et chroniqueur de la vie (y compris judiciaire !) régionale. Cet homme de la terre et de la clarté du ciel – qui n’oublie ni la lumière donnée à la terre par le ciel, ni l’eau de pluie donnée par ce que le soleil fait de la mer – veut littéralement explorer le Jour, qui lui est Dieu suffisant. Comme Dieu, en effet, le jour « se fait » lui-même, se pose là avant qu’on ne le pose en retour, arrive de partout, et enfin, au contraire de la matière, court toujours librement devant lui-même sans jamais se faire obstacle : la nuit n’est pas plus que l’éclipse l’initiative du jour ! Le jour est la fenêtre intégrale, est lui-même l’ouverture qui se laisse passer, est le secret bain général du visible : loin de se réduire, comme pensait Alain, à une immense « claire coupole sans mystère aucun », le jour est toute l’Énigme puisque, notre astronome amateur le sait, même la nuit ne peut lui donner à voir que… d’innombrables et lointains jours de Ciel.
Jacquy Gil (né en 1948 dans un petit village de l’Hérault, où il réside encore), qui a récemment publié des livres remarqués (Versants ; Viatiques ; et Souveraine est la lumière) s’approche ici « au plus près du jour » au moins de trois façons, qu’on détaille un peu.
D’abord c’est un homme qui sait et fait voir le jour même des choses, l’espèce de clarté d’ouverture qu’elles manifestent en elles-mêmes pour se produire (et s’influencer). Même les choses ou éléments inertes ici sont pour quelque chose dans leur propre situation : la pierre, même née d’un délitement, d’une fragmentation, se doit quelque chose de sa compacité, de son unité continuée. Son simple maintien suppose, au contraire d’un nuage, d’une fumée, qu’elle participe à ses conditions d’existence et résiste, à sa façon, à ce que le monde change d’elles. Par exemple, notre marcheur, sur un sentier soudain inondé, où ses pas s’égarent et s’effacent, pense aux cailloux noyés sous ces pas, qui eux aussi, luttent et, leurs aspérités roulées et s’entrechoquant, font ce qu’ils peuvent :
« Il y a bien quelques cailloux pour les retenir, pour les ramener à notre allure, mais ils donnent lieu à des ressauts qui avivent leurs élans. Ainsi va le monde… Autrement que nous voudrions qu’il aille » (p.17).
Ici, c’est le vent que Jacquy Gil observe, agitant les frondaisons, dont on ne sait plus s’il les traverse, ou si ce sont elles qui, de rameau en rameau, le laissent passer, se l’offrent successivement, se procurent son relais (comme une inspiration est moins souffle agitant les pensées que leur propre haleine à mesure induite, promenée d’écart en écart) :
« De la fenêtre… J’ai vu l’arbre se saisir du vent et le rejeter aussitôt sur le suivant dont les branches étaient jusqu’alors passives. Ainsi se fait le passage, telle une connaissance : le maître donne et l’élève reçoit. Ainsi se propage le vent depuis l’origine du monde. Nulle action en lui sinon celle de se laisser porter d’arbre en arbre. (…) Simple agitation aux yeux de l’homme. Et, pour cela, savoir qui lui échappe encore mais qui l’appelle, se démène pour lui dire que toute chose ne peut être saisie que si elle se dérobe » (p.28).
Là, ce sont des ruines, des bâtiments ne sachant plus quoi faire d’eux-mêmes, saisis au château de Montlaur (son lieu d’écriture, à quelques kilomètres de chez lui). Si, bien sûr, l’effondrement n’est pas son choix, le château (« “les éboulis du monde”, “une hécatombe de pierres”, des “murs” – trop vite dressés ! – heurtant un ciel qui n’aura pas voulu de leur insolence ») est ici noté comme :
« Tout un édifice qui, pour s’être trompé d’avenir, s’est écroulé » (p.30).
Pourquoi donc connaître ainsi poétiquement les choses ? Pour, non du tout se jouer d’elles (comme ferait un ironiste las), mais jouer avec elles pour mieux mesurer nos destinées communes. Et surtout : trouver remèdes (plaisants, ingénieux, délicats) en leurs recettes transfigurées de vie. Les trouvailles de ce poète sont d’abord des réactions créatrices, qui compensent (sans ressentiment) la dureté des choses, et, dans des attitudes mêlant facétie de pirouettes et noblesse de révérences, inventent des solutions à même ce qu’elles découvrent.
Ainsi : si tu perds la mémoire (p.24), profite plutôt de la place ainsi laissée en toi. Ton vide psychique, qui fait fâcheusement place nette, peut tout de suite, allègrement, être place neuve. Quand « me retourner ne me donnera plus cette joie d’avoir été », nous dit merveilleusement le poète, « dès lors, n’étant presque plus, j’essaierai à nouveau d’être, remplissant, si tant est que je le puisse, le vide que mes oublis auront laissé ».
Ainsi de toute sénescence : vieillir n’est plus avoir égaré sa jeunesse, mais, devant soi, ne plus pouvoir la suivre ! Ne plus pouvoir se rattraper, quelle plus belle preuve de continuée vigueur ? Ce fantôme pétulant et invincible qui court désormais devant nous, quelle plus utile et consolante vigie ? Que peut le temps contre l’art, ainsi déployé, d’avoir su être jeune ? Et le « présent » qui « court » maintenant « dans ses jambes », n’est-il pas encore là-bas le mien ? (p.23).
« Je voyais en lui un bonheur d’être, une sorte d’euphorie de l’esprit que même quelque morne pensée n’aurait su troubler. Tout allait sous la lumière de son insouciance ».
Ainsi de toutes les pannes de vie, y compris de l’ultime. Se mettre en panne, pour un navire, c’est démettre ses voiles, s’arrêter d’agir, entrer dans la doublure de repos fourrant tout fonctionnement : « Et si la vieille horloge parfois s’arrête c’est pour laisser à la mort le temps de s’effacer, pour céder la place à une autre vie » (p.25). La mort est donc bien plutôt, sourit le poète, le néant qui dépanne l’être !
La jubilation que font naître bien des passages de cette œuvre s’explique, sans doute, par ces constants retournements d’entraves ou de contretemps, ces accès-minutes où la Muse a la tempe heureuse, et le clin d’œil libérateur : ta proie disparaît dans le buisson ? Qu’importe ! Fais-toi chasseur de buissons (p.18). Ou bien : les étoiles te restent inaccessibles ? Vois donc (p.19) que les humbles « braises » d’ici, écrit le poète, attisent tout autant les esprits en éclairant, elles, les visages et réchauffant les corps ! Ou bien : tu fatigues, tu t’écroules ? C’est, par chance (p.31) que tes pas se rappellent à toi, que leurs anciens « élans » s’allient désormais à des rêves mieux ancrés, plus fondés :
« À ne pas assez regarder mes pas je suis tombé à terre !
Eux qui ont porté le fardeau de mes pensées, il fallait bien qu’un jour ils se manifestent, m’obligent à délaisser un peu le ciel profond pour m’éveiller à leurs efforts et me pousser ainsi à les reconnaître. Cailloux, herbes, racines… me parlent tout autant que les étoiles ».
Et puis, une fois aiguisée cette attention à la vie des choses, une fois assurée cette sorte de débrouillardise inspirée née de leur fréquentation (de l’usage assidu de ce qu’elles évoquent), reste à expliquer (à justifier) cette sorte d’inconditionnelle confiance dans la clarté des choses, de foi dans l’intimité globale du Jour, qui anime notre infatigable auteur. Ce Ciel sans Dieu qu’est le jour – qui, donc, n’a rien à révéler que l’éternel mouvement des choses et rythme ou accompagne la vie d’êtres qu’il ne peut pourtant sauver – pourquoi ce poète en maintient-il l’absoluité, la présence transcendante ? C’est que, répond-il (p.25), « de là-haut, toutes les vérités sont bonnes à dire ! ». Là-haut, dans le jour indéfini des choses, donc, la vérité, ne pouvant blesser personne, peut régner sans ménagement, illuminer sans craindre d’aveugler ni vexer quiconque. Le jour est intéressant (pour nous) car il est, de et pour lui-même, désintéressé (il ne peut ni bénéficier ni pâtir de sa propre activité). Seule la terre jouit et souffre du ciel, qui, lui, travaille à tout sans s’en troubler ! Nous sommes (peut-être) les seuls témoins de cet effort intégral et pur, qui ne sait que donner absolument ce qu’il est, et n’a cure, comme bras de personne, de qui se sert ou non de lui. Une petite fable nous en convainc :
« J’en suis sûr, des êtres lumineux habitent le Soleil, en produisent l’éclat, s’activent auprès de la grande machine des atomes – en permanence, transmuent, scindent, rassemblent, dissocient, recomposent… Bref, font feu de tout bois !
Il arrive même qu’un trop d’énergie leur échappe. Dès lors, de larges taches apparaissent à la surface de l’astre, d’impressionnantes protubérances s’élancent dans le ciel… La Science s’en empare, ignorant que ce sont des bras qui ont mis le feu aux poudres.
Ces êtres, qui nous sont méconnus, obéissent pourtant à notre insatiable besoin de lumière et, si nous le désirions vraiment, sans doute nous accorderaient-ils aussi un peu de chaleur humaine ! » (p.22).
Lumière dont les feuilles synthétisent l’organisme même qui les produit, et les yeux instruisent la conscience même qui les conduit, c’est tout le chant général du jour qui vient, devine Jacquy Gil, trouver à s’établir en nous :
« De ma prison terrestre, je n’apercevais qu’un bout de ciel, mais c’était là cependant comme si me parvenaient toutes les clameurs de l’univers.
Tambours battants, le chant des atomes traversait ma tête, y écrivait toute une partition de lumière où mes pensées puisaient leur matière. On eût dit que mille soleils cherchaient en moi quelque espace où naître. Et j’y voyais déjà tous mes rêves qui gravitaient autour d’eux » (p.5).
On comprend que ce poète, encore peu connu, modeste mais infiniment résolu, nous propose une œuvre attachante et décisive – d’une puissante et profonde unité, qui formule ainsi, légitimement, ce qu’elle accomplit (p.24) :
« J’ai trouvé une clé, une clé qui n’a pas l’aspect d’une clé et dont le mécanisme qu’elle est censée actionner est en train de s’élaborer dans ma tête. Autrement dit, une clé qui pourrait ouvrir une porte qui n’existe pas encore !… »
… mais qu’il nous offre alors de concevoir.
Marc Wetzel
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