Au monde, Joël Pommerat
Au monde, Actes Sud Papiers, octobre 2013, 72 pages, 12 €
Ecrivain(s): Joël Pommerat Edition: Actes Sud/Papiers
Au monde est une pièce magnifique, récemment exaltée – et comme exhaussée ; exhaussée jusque dans son mystère ; jusque dans la partie tout à la fois la plus ombreuse et la plus musicale de son mystère – par le théâtre de l’Odéon (avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Lionel Codino, Angelo Dello Spedale, Roland Monod, Ruth Olaizola, Marie Piemontese et David Sighicelli ; scénographie d’Éric Soyer et Marguerite Bordat ; costumes de Marguerite Bordat et Isabelle Deffin ; lumière d’Éric Soyer).
Cette pièce n’a pas pour vocation à être difficile. Elle peut – veut – toucher chacune, chacun. Mais, bien qu’elle soit d’un abord aisé, il y a plusieurs niveaux de lecture. Puisque l’intertextualité y est omniprésente. Celle-ci concerne le théâtre, majoritairement (sans surprise, dira-t-on), mais aussi le cinéma. Pour faire court, citons juste quelques noms : Maeterlinck (la « petite trilogie de la mort », et surtout, en son sein, Les Sept Princesses…), Shakespeare (surtout Le Roi Lear), Molière (L’École des femmes), Bergman (notamment Cris et chuchotements) et Lynch. Mais aussi Strindberg et Ibsen (pour l’atmosphère bourgeoise). Et Pinter (pour le ton particulier qu’ont les répliques courtes).
Mais ce n’est pas là l’essentiel. L’auteur parvient, par-delà toutes ces influences – revendiquées (puisqu’elles se lisent – peuvent se lire – dans le texte, au moyen d’allusions, de citations modifiées etc.), à composer une voix qui lui appartient en propre. Et dont la singularité, intensément nous touche. De par le mystère qui émane de ses sonorités. À quoi tient ce mystère ? Aux thèmes et à la façon dont ils sont modulés.
Les personnages masculins sont sacralisés. Le frère, mais surtout le père. Le Père, écrira-t-on. Que les filles – ses filles – protègent (parce qu’il symbolise la protection, celle dont elles ont – pensent avoir – besoin), scrutent, aiment – avec une tendresse presque amoureuse. Jusque dans son sommeil.
LA PLUS JEUNE. Quand on regarde très attentivement leur visage, on voit battre le sang sous la peau tellement la peau est fine, c’est cela qui est beau. Quand mon père dort, on sent tellement bien que la vie est toute proche, qu’on pourrait la toucher ou presque […].
La sacralisation interdit le rapprochement – en même temps qu’elle éveille le désir d’un rapprochement (un désir qui se grime en besoin). Comment, malgré tout, se rapprocher ? C’est l’une des problématiques de Au monde.
Qu’est-ce qui, par essence, abolit la distance ? La parole, bien sûr. C’est elle qui peut dissiper la confusion dont sont prisonniers les êtres (être « au monde » c’est être dans la confusion, selon l’auteur), – nappe de brouillard aussi dense, dans cette pièce, que celle du Regard d’Ulyssed’Angelopoulos, brodée par la musique d’un orchestre symphonique puis percée par les têtes d’aiguilles de détonations lointaines, qui s’enfoncent alors dans notre peau, du fait de la narrativité (non, pas d’explicitation : je vous renvoie à ce film splendide).
ORI. Je crois que ce serait bien qu’Asside puisse ressentir un jour que nous sommes tous sortis enfin de la confusion, et qu’elle puisse ressentir de moins en moins de confusion chez nous, vous ne croyez pas ?
LA SECONDE FILLE. Oui, tu as raison et c’est pourquoi nous devons continuer à parler, à en parler, à nous parler. Tu ne crois pas ?
LA PLUS JEUNE. Oui.
LA SECONDE FILLE. Oui, c’est bien comme ça, je suis heureuse.
Mais la parole n’est pas suffisante. L’incommunicabilité, comme chez Antonioni, est reine. Aussi les êtres sont-ils inéluctablement renvoyés à leur solitude – qui est leur maison mère, leur langue native, leur pays natal. Et, en définitive, ils ne désirent pas se rapprocher les uns des autres – abolissent, en eux, ce désir. Se rapprocher parce qu’ils s’aiment. En définitive, ils désirent rejoindre un ailleurs. Qui pourrait les sauver.
LA SECONDE FILLE (regardant par la fenêtre). Quelle chance d’avoir encore ce jardin à nous, en pleine ville. Les bruits de la ville sont étouffés. On dirait qu’on est ailleurs. Regarde ce silence. On dirait qu’on me caresse au fond des yeux. Toute cette verdure, ces arbres, cette vie qu’on ne voit pas. Des milliers, peut-être des millions de vies, de vies d’insectes. Peut-être c’est le dernier endroit dans cette ville où l’on entend du silence.
[…]
ORI. Je voudrais faire quelque chose de ma vie, je ne sais pas encore comment le dire, c’est difficile, j’aimerais faire quelque chose… Simplement quelque chose qui soit vrai. Quelque chose même dans l’ombre, caché peut-être aux yeux des autres. Quelque chose de vrai […] Je ne devrais pas parler comme ça, je vois que j’inquiète tout le monde. On dirait que je suis devenu fou.
Rejoindre un ailleurs (« quelque chose d’impersonnel, vraiment gratuit »). C’est-à-dire être frappé – doucement frappé – par lui. Le rejoindre, c’est-à-dire le cueillir, l’accueillir, quand il survient. Car l’ailleurs, pour l’auteur, on ne part pas à sa recherche. On ne le conquiert pas. L’ailleurs est ce qui surgit au-dedans de soi, quand on se place dans une attente, dans une disponibilité qui permettent cette arrivée. Et dans cette attente, l’impatience – logiquement – peut survenir.
LA SECONDE FILLE. Je crois qu’il y en a qui attendent avec impatience maintenant. Qui attendent quelque chose.
Si l’attente peut difficilement être modulée par la patience, il n’y a, en outre, pas d’attente heureuse. Elle est toujours déçue, l’attente. Car elle déroule ses racines dans le terreau – doux alors, sans beaucoup d’impuretés blessantes – de l’imaginaire. Et l’imaginaire est ce qui nous sépare – radicalement – du réel. Aussi, attendre, c’est parer l’objet de son attente de voiles – diversement satinés, diversement colorés – tissés par l’imagination. C’est imaginer que cet « objet » est propre à changer une vie – sa vie. Et c’est, bien entendu, sacraliser ce changement. Afin d’éviter de se confronter à l’attente déçue, afin d’éviter d’y penser, reste le sommeil. Reste la fuite dans le sommeil.
ORI. C’est étonnant, je pense à ce rêve que j’ai fait cette nuit, j’étais dans un champ qui venait d’être retourné, la terre avait été retournée depuis peu, la terre était vraiment de la terre mais je pouvais m’enfoncer dedans comme dans de l’eau, une eau douce, je nageais comme si la terre était de l’eau, je nageais dans la terre, c’était de la terre, oui vraiment, c’était vraiment de la terre mais je nageais dans la terre.
[…]
LA SECONDE FILLE. Il faut aller dormir maintenant, dormir oui et essayer de ne pas faire de rêves, trop de rêves, non, seulement dormir – et l’on peut entendre dans cette réplique un écho de ce passage des Essais (III, XII, « De la Physionomie ») de Montaigne : « Si c’est un aneantissement de nostre estre, c’est encore amendement d’entrer en une longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de plus doux en la vie, qu’un repos et sommeil tranquille, et profond sans songes ».
Le sommeil est si présent (au moins par la pensée – l’espoir – que l’on en a) qu’il devient comme une seconde vie. Une vie qui va jusqu’à supplanter fantasmatiquement la première (et c’est par ce presquebasculement dans le merveilleux que la pièce touche, à un moment donné, au sublime).
LA SECONDE FILLE. […] de toute façon je vais sortir, je vais te laisser, mais ne crie pas je t’en prie je ne le supporterais pas, je vais aller appeler les hommes et je vais leur dire que tu es en train de rêver et que je suis en train de rêver aussi sans doute…
Matthieu Gosztola
- Vu : 5191