Au fil du labyrinthe, suivi de Marines résiliences, Silvaine Arabo (par André Sagne)
Au fil du labyrinthe, suivi de Marines résiliences, Silvaine Arabo, éditions Rafael de Surtis, février 2019, 100 p. 15 €
Le dernier ouvrage en date de Silvaine Arabo, composé de deux ensembles, procède d’une remontée dans le temps. En effet, comme elle l’explique elle-même en quatrième de couverture, « ces textes dormaient dans un tiroir ». Le premier d’entre eux a été écrit à vingt-six ans alors qu’elle venait de perdre sa mère, le second deux ans plus tard pour tenter de se reconstruire. Après une relecture attentive, elle a décidé de les revoir et de les corriger en vue d’une publication. C’est aujourd’hui « cet enfant d’autrefois » qu’elle propose à ses lecteurs.
La mort d’une mère est une expérience traumatisante, un « grand vertige » dit Silvaine Arabo. Une rupture dans l’existence. Le monde est devenu inhabité depuis que la mère l’a quitté. « On ne ressent plus rien comme autrefois » répète la poète, comme pour exorciser une douleur trop intense et qui ne cessera plus. Entrer dans ce deuil-là, c’est comme entrer dans un labyrinthe. Labyrinthe des mots bien sûr, qui s’épuisent à essayer d’exprimer l’inexprimable, mais aussi labyrinthe de l’égarement ressenti devant l’insupportable, l’inexplicable. Un dédale du chagrin et de la perte qui n’a pas de fin.
Nombreux sont les poèmes du recueil à être traversés de ce désespoir que l’on sentirait même si on en ignorait l’origine. Il est violent, entier, n’épargne pas grand-chose de la vie de la poète. Où qu’elle se tourne, elle le trouve devant elle. De cette confrontation permanente elle tire une lucidité rare, jamais amère.
Au premier chef, naturellement, sur les mots, devenus « surface lisse », vrai « labyrinthe » en vérité (et qui a donné son titre au recueil), au fil d’Ariane « ténu ». Un langage en voie de dissolution, soupçonné d’« imposture », le « flot des paroles inutiles » cachant une « angoisse du dire ».
Que la poète veuille alors se réfugier ailleurs, là où un autre accès au monde est peut-être possible, par l’amour et les sens, et la même lucidité l’en empêche. Réduit à un « débris d’os sur (la) chair meurtrie », le corps, dont les « hasards foudroyés (…) enlacent / (…) découpent / (…) éteignent », n’évite en rien « cet ennui / non simulé / qui nous regarde / après l’amour », cet amour qui « n’est pas même le lieu / où saigne la beauté », « où n’exultera pas même cet au-delà des formes / de nous-mêmes à nous-mêmes ».
C’est comme une force qui entraîne la poète malgré elle, la contraint à voir ses points d’appui tomber les uns après les autres, dans la « clarté des pas / sur la rosée des apparences ». Jusqu’à atteindre l’objet même de son deuil, cette mère qui, morte, n’en finit pas de s’éloigner, inexorablement, car « deux ne signifie rien pour toi ton silence m’accompagne ». Pour sa fille, « papillon dansant sur le rebord de (ses) absences », qui meurt « aux agates bleuies de sa bouche / (…) à la regarder mourir », le piège se referme. L’identification entre la mère et la fille joue à plein, en même temps que la séparation du fait de la mort reste infranchissable : « tu es verticale et très grande tu coupes / mon cœur en deux je pleure / comme jamais je n’ai pleuré / sans une larme ».
Il ne resterait alors plus rien si sur ce « rien » ne retentissait un cri déchirant : « Le chant seul ô solitude-mère le chant seul ! ». Ultime raison de survivre à ce qui happe et tue, la poésie est là. Une poésie se nourrissant de ce « blanc terrible / (…) seul vrai lieu où l’émoi d’être puisse / gonfler indéfiniment », de « l’intensité d’un feu blanc » dont parlera plus tard Silvaine Arabo dans sa biographie poétique sur Nicolas de Staël. On retrouve de la sorte, déjà présent ici, l’un des grands thèmes de l’œuvre future de la poète, ce Vide qui n’est pas l’inverse du Plein mais plutôt la fondation paradoxale de toute chose, et que l’on pourrait peut-être appeler plus exactement Vacuité, en référence aux philosophies d’Extrême-Orient.
Il s’agit dès lors, pour tenir, de puiser ses dernières forces en soi : « Il fallut bien vivre » constate la poète. Ne pas se laisser envahir par l’abattement, le nihilisme : « Aujourd’hui soleil. Pour qui ? ». Savoir aussi déporter son regard pour saisir une autre réalité : « Voir le monde du regard de la fleur / rythme plus lent / plus léger peut-être ». Aller plus loin. Au-delà. Comprendre que « la lumière / est l’essence même de l’ombre », que nier et réinventer sont les deux faces d’une même pièce et que c’est finalement le « miracle du mot » que de les réunir, qu’il est temps de reconnaître les « pures noces du noir / des lueurs magiques / aux grands signes de la beauté ». Qu’à la fin les oiseaux Phoenix « inventeront (…) / cet autre langage (…) / (…) parmi les aubes, une autre fleur qui se lève » sur laquelle, précisément, le recueil se clôt.
Est-ce à dire que du désespoir initial la poète serait progressivement passée à l’expression d’un espoir ? Ce serait trop simple, trop schématique. La fille devenue orpheline de mère gardera toujours au cœur la blessure d’une perte irrémédiable, même dans les moments plus heureux de « féerie des châteaux », de « fête perpétuelle », où elle ne saurait oublier « que la nuit passe / sur les jardins », qu’« une nuit couve sous les roses ». Toujours pèseront « les habitudes l’absence / (…) la cendre des souvenirs », tout comme le « regard qui implore ». Toujours « le jeu gratuit des sourires », ce « je mime moi-même » avec « au bout la mort / où je ne m’arrête pas ». C’est la vie solitaire, désormais, de la fille comme rendue à elle-même, qui sait que « sous les frontons du ciel et sur les robes de la mort (…) / nous jouerons nos cœurs sur les agates rosées du matin ». Que tout est relié, et que l’on va de « Ta mort : / longue tige des soirs ramifiés » à « La mort (…) instant aux roses fracassées du désir ».
Ecrit deux ans plus tard, Marines résiliences se veut, de l’aveu même de l’auteure, une « tentative de retour à la lumière ». Et quelle plus belle lumière en retour que celle de l’amour ? Et quelle plus fragile ? C’est dans ses arcanes, ses méandres, ses flux et reflux que nous invite à entrer Silvaine Arabo, non sans dégager au passage quelques lignes de force qui sont aussi des lignes de vie.
Comment parler d’amour sans commencer, comme le font les trois premiers poèmes du recueil, par invoquer « la vague universelle (…) du premier matin du monde », la « Transparence qui jouit de sa propre transparence », « l’invention sacrée » enfin, « qui toujours passe par ton corps et ressurgit purifiée » ? Et comment le faire sans, tout de suite après, dès le quatrième poème, rompre le charme en faisant sentir devant un paysage marin, justement, un « soir dans une île », le très léger décalage, la « frange imperceptible » entre bonheur et malheur, comme une sourde menace ? D’emblée, donner à voir de la sorte l’ambivalence de l’amour qui nous rapproche et nous sépare comme un fil toujours prêt à se rompre. Ainsi suffit-il d’« une parole de trop », ou d’« une seule parole qu’(on n’a) pas su cueillir » pour le dénouer.
Il faut alors, sur un terrain aussi fragile, réinventer « des amours mortes », ou bien se réinventer à deux, pour que le « pouls universel » se remette à battre. « Je t’invente l’arbre (…) repeuplé d’oiseaux multiples » dit la poète au début du recueil et lui « seul demeure » contre le désespoir. Marines résiliences apparaît dès lors comme le récit d’une possible survie, d’une « lente et irrégulière remontée du gouffre » au dangereux pays de l’amour.
Nulle légèreté n’est en effet de mise ici : vous « n’avez rien compris / (si vous) pensez que l’amour est un jeu », quand il s’agit ni plus ni moins que « de l’éventration rouge des veines ». On est plus proche d’un Absolu qui engage tout l’être. Car « l’esprit (…) rôde et veille et se déploie : « l’arme qui passe ne le tranchera pas », lui. Dans résilience, il y a résistance. Contre « le temps incertain » qui « cloue d’eau morte et boueuse ». Contre « ce souffle qui (…) nous broiera ». Contre la tentation de se résigner « comme si aimer ne signifiait plus rien », de s’abandonner à « la désespérance du poème », à « l’affreux dégoût de la nuit ».
Pour cela, Silvaine Arabo, comme elle nous le confie dans l’un des derniers poèmes du recueil, qui en est peut-être la clef, ou tout du moins qui en donne la ligne directrice, dévoile la façon dont elle a procédé pour se sauver, ce qu’elle appelle « briser ta nudité d’oiseau » : « J’ai pris le plus beau regard parmi ceux que j’aimai et j’en ai / fait le seul rayon dont aurait pu s’éblouir l’espoir / J’ai repris ma vie en sens inverse ». Véritable « renaissance », entre ombres et lumières, qui s’ouvre toujours plus sur le monde, sur l’amant, sur « nous (qui) signifiait le monde (…) / Le monde par cœur, comme un secret bien orchestré » et qui explique que « ensemble nous jaillissions / au seul cri de la mère ». Ici s’exprime clairement une référence au premier ensemble du volume, à ce « labyrinthe » du deuil de la mère en comparaison duquel le « cri », autant de douleur que de révolte, fait figure de libération. Deux autres poèmes seulement se reportent aussi explicitement au domaine maternel (Mille algues des ventres maternels, « comme un vert repos d’outre-mère », « c’est beau de songer que tu jailliras de toi-même / sans cesse de la douleur qui t’a mise au monde »).
Finalement, sur le chemin escarpé de l’amour reconquis, se dégagent les linéaments d’une orientation générale vers la lumière, l’acquisition progressive d’un savoir qui se constitue pratiquement sous nos yeux, à travers les épreuves et les joies que les poèmes retracent, et qui se condense en une forme de haute sagesse. C’est le temps de l’écoute, de l’enseignement spirituel. Qui dit « que le silence est le fruit caché de la parole » et qu’il n’est point besoin de vouloir faire quoi que ce soit en particulier : « Aux saisons succèdent les saisons : aucun besoin de tendre les mains. Les fruits se courbent se penchent viennent vers nous aux plus hauts frontons des crépuscules de l’été ».
André Sagne
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