Au-dessus de l’Abysse, Conrad Aiken (par Léon-Marc Levy)
Au-dessus de l’Abysse (Blue Voyage), 453 pages, 7,95 €
Ecrivain(s): Conrad Aiken Edition: Gallimard
Une traversée. Dans la narration, une traversée de l’Atlantique en paquebot – New-York-Angleterre. Mais c’est à une tout autre traversée que le lecteur est convié par Aiken, celle des apparences, celle du langage, celle de l’extraordinaire aptitude des êtres à couvrir leur désespoir et leur solitude de propos logorrhéiques et vides. La traversée « Au-dessus de l’Abysse » est celle de l’infinie tristesse de la condition humaine, celle de l’infinie frontière intérieure de la littérature.
Dans un monde clos pendant huit jours, des gens qui ne se connaissent pas vont se rencontrer, parler, se retrouver au cœur des fonctions essentielles du langage : dire l’amour, la haine, les regrets, la peur. Dire soi. Conrad Aiken, grand poète et romancier, décortique l’âme humaine à travers les conversations. Et les gens se révèlent, nus, odieux souvent, malheureux toujours. Ils traversent l’Atlantique sur « les gouffres amers » de Baudelaire, métaphore d’une condition humaine juchée « au-dessus de l’Abysse ».
William Demarest, dramaturge américain, va à Londres pour (tenter d’) y retrouver la femme qu’il croit aimer, Cynthia, qu’il nomme « la grande chimère » et qui en fait est sur le même bateau et va lui annoncer sa volonté de rupture ! La couleur est annoncée : cet amour tient de l’illusion, s’inscrit dans le mythe de l’amour en Occident – relire le splendide livre de Denis de Rougemont – celui de l’amour évanescent, pur fantôme. Mais que l’on ne s’y trompe pas, cette matière narrative n’est nullement l’objet du livre. Le petit vase clos que constitue le groupe de gens qui se rapprochent le temps d’un voyage n’a pas d’objet, il est son propre objet. De ce microcosme agité et bavard, Conrad Aiken tire un moment sublime de spéléologie dans les antres des hommes.
La structure du roman révèle mieux que toute analyse la quête de Aiken. Alternent, au long des huit chapitres, des passages de dialogues légers et farfelus – la vanité des personnages qui se pavanent sur le pont – et de longs passages denses, voire touffus, qui rassemblent une sorte de monologue intérieur dont on peut largement penser qu’il renvoie à des moments autobiographiques tant Demarest ressemble à s’y méprendre à Conrad Aiken. A ce titre, on peut avancer que tout le livre est construit autour du chapitre IV qui compte une centaine de pages et consiste en un monologue serré, presque logorrhéique (à la manière de Thomas Wolfe) où se mêlent un flot de souvenirs et des passages se référant clairement au travail d’écrivain, à des idées de romans nouveaux ou de scènes théâtrales.
Unité de lieu (le navire), unité de temps (les huit jours de traversée), unité d’… quelle action ? Dans une lettre à Robert Linscott (l’éditeur) Aiken écrivait : « je vous entends protester : et l’action ? il n’y en a presque pas, du moins dans le sens reçu ».
La question de l’autobiographie est centrale dans le roman. William Demarest, on l’a dit, est une grande part de Aiken. La volonté affirmée d’Aiken de « gommer » le plus possible l’auteur (en tant que personne) dans son œuvre se retrouve dans l’énigme que constitue Demarest dans le roman. On ne sait presque rien de lui, personnage spectral et vain, sauf le fait qu’il écrit des nouvelles, des romans, des pièces de théâtre. Lesquels ? On ne sait pas. Cynthia, la supposée fiancée, pose la question de l’identité de Demarest au chapitre VI :
« Qui est ce William Demarest ? Ce radis fourchu ? Porteur de germes et avaleur de nourritures ? Hôte momentané de la semence de la semence moribonde de l’homme ? Il est venu à moi pour jouer aux échecs, un exemplaire de Dépouilles de Poynton sous la manche de son manteau lustré. […] Nous le chérissons autant que nous nous chérissons nous-mêmes. Ne représente-t-il pas un raccourci de l’histoire universelle ? Le voici sur le pont d’un navire qui, cap à l’ouest, file ses quinze nœuds… ».
Au-dessus de l’Abysse est paru en 1927. Dans les années magnifiques de la littérature américaine, dans l’explosion que furent Scott Fitzgerald, Dos Passos, Faulkner, Thomas Wolfe, Edith Wharton, Willa Cather et même les premiers Hemingway. Bien sûr, on perçoit la porosité d’Aiken à ce voisinage somptueux, dans le foisonnement de l’écriture, dans la puissance du rythme et de la narration. Mais, alors que ses confrères plongeaient leurs romans et nouvelles dans la réalité sociale et humaine de leur temps, on voit que Conrad Aiken semble au contraire lui tourner le dos volontairement, l’évacuer de son univers pour ne garder que l’intangible, l’éternel humain. La situation d’enfermement dans un paquebot se lit aussi comme une exclusion du monde. La novella intitulée Neige silencieuse, Neige secrète, et chroniquée dans La Cause Littéraire, montre déjà la fascination d’Aiken pour le monologue intérieur.
Bien plus que sociologue, Aiken est anthropologue – voire même zoologue ! Il observe ses personnages comme des animaux vus à travers les grilles d’une cage constituée par les quatre horizons de l’Océan et les limites du pont du navire. Et, comme tout bon « zoologue », ça l’amuse.
« Ils faisaient les cent pas sur le pont, montaient l’escalier qui menait aux cabines, entraient dans le fumoir d’un côté pour en ressortir de l’autre, comme mus par la conviction d’être enfermés en cage. Leur comportement amusait Demarest. Il aimait en particulier les voir, tels des animaux captifs, tenter d’agripper un barreau à la dérobée quand personne ne regardait, tout en faisant absolument, dans le même temps, comme s’il n’y avait pas l’ombre d’un barreau et que régnaient une paix et une liberté totales ».
Les êtres n’intéressent Aiken que dans leurs représentations et si « social » il y a, il faut l’entendre exclusivement comme une représentation mondaine, un théâtre d’ombres.
« Il était très sensible à cet imbroglio de désirs mêlant amitié, curiosité, solitude qui en faisait tous des marionnettes et les poussait à se saluer en inclinant le buste ou la tête ; à s’adresser des sourires mécaniques qui pouvaient dissimuler un bonheur extravagant ; à rire un peu trop fort ou un peu trop poliment ; tous pareils à des automates célébrant un singulier rite primitif ».
Un immense livre, peuplé de personnages chatoyants et hauts en couleur, traversé par un regard pénétrant et une haute idée de la littérature. L’une des œuvres majeures du XXème siècle américain, à ranger avec celles de William Faulkner et Thomas Wolfe dans le Panthéon suprême des lettres américaines.
Léon-Marc Levy
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