Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)
Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry, 594 pages, 10,60 €
Edition: Folio (Gallimard)
Il serait pour le moins présomptueux, et probablement ridicule, de prétendre apprendre quoi que ce soit aux « initiés » à l’occasion de la réédition en Poche chez Gallimard de cette œuvre monumentale, magistralement traduite de l’anglais par Stephen Spriel avec la collaboration de Clarisse Francillon et de l’auteur lui-même. Cette présentation ne s’adresse donc qu’aux lecteurs de notre magazine qui n’auraient pas eu encore l’inappréciable loisir de vivre l’expérience inoubliable que constitue cette journée à passer « au-dessous du volcan ».
L’exercice est d’ailleurs rendu particulièrement ingrat par le fait que le texte de la présente édition est encadré par une préface lumineuse de Maurice Nadeau et, en postface, par une analyse précise et érudite de Max-Pol Fouchet. Si on y ajoute cette autre préface rédigée en 1948 par Malcolm Lowry lui-même, il ne reste guère d’espace critique à un modeste rédacteur de chroniques littéraires, qui se trouvera contraint, au milieu de quelques modestes commentaires personnels, de reprendre entre guillemets convenus et convenables quelques particules élémentaires des décryptages brillamment opérés par Nadeau et Fouchet, et une phrase ou deux de la présentation de l’ouvrage par l’auteur.
Le personnage central est Geoffrey Firmin, Consul de Grande-Bretagne au Mexique, en résidence « dans un lieu où il n’y avait ni intérêts anglais ni Anglais, d’autant moins, à y réfléchir, que l’Angleterre avait rompu ses relations diplomatiques avec le Mexique ». Au moment où commence le récit de cette journée unique et particulière de 550 pages, soit le jour de la Toussaint de l’année 1938, Geoffrey, alcoolique invétéré, qui s’est démis de ses fonctions consulaires aléatoires, accessoires voire inexistantes, mais qui est resté dans la petite ville mexicaine, perdue, poussiéreuse, fantôme de Quauhnahuac, et qui semble porter sur ses épaules le poids d’une faute qui est à peine évoquée ici ou là dans le fil du récit, est sur le point de revoir et recevoir son épouse Yvonne, ex-actrice de cinéma, qui souhaite reprendre la vie conjugale après une rupture et un exil d’un an, alors que le couple est officiellement en instance de divorce.
Le même jour entre en jeu, de passage dans la résidence consulaire, le demi-frère de Geoffrey, Hugh, auteur compositeur de chansons sans succès, marin au long cours malgré lui, qui fut durant une période, courte heureusement, antisémite forcené, et qui aime Yvonne d’un amour resté platonique. Hugh a, ou a eu, un ami, qui réside également dans la ville. Jacques Laruelle, compagnon de jeunesse du Consul, a été l’amant d’Yvonne à Quauhnahuac, où il était venu retrouver Geoffrey. Le premier des douze « chapitres » est totalement consacré à la surprise et au désarroi, à la crise de jalousie, au dépit voire au dégoût qu’il éprouve lorsqu’il apprend, ce matin-là, l’arrivée d’Yvonne.
« Mais, hombre, Yvonne est retournée ! C’est ce que je ne comprendrai jamais ! Elle est retournée à cet homme ! ».
C’est pour échapper semble-t-il à la situation évidemment scabreusement dramatique qu’entretenait un an auparavant leur liaison qu’Yvonne avait pris brutalement alors ses distances, rompant ainsi simultanément avec l’époux et l’amant.
Ce sont quatre acteurs qui évoluent sur la scène à ciel ouvert de ces lieux eux-mêmes désespérés et sans perspective, à l’ombre constante et menaçante du volcan Popocatepetl, et, de manière plus intermittente, du volcan Ixta, interprétant une pièce d’une longueur anticonventionnelle dans le cadre, paradoxalement classique, de l’unité de temps, de lieu et, certainement, d’action, ce qui fait de ce texte envoûtant un « roman théâtre » unique en son genre. Texte envoûtant, oui, absolument mais incompréhensiblement envoûtant. Un « roman » de 550 pages quasiment sans aucune de ces péripéties haletantes qui par convention littéraire « font » les bonnes histoires, sans aucun de ces rebondissements susceptibles de tenir le lecteur en haleine, sans aucun de ces grands coups d’éclat qui ont pour fonction de raviver l’appétit, sauf tout à la fin :
– lors de la mort du Consul, mort tragique, atroce, misérable, absurde, qui pourrait se résumer à celle d’un ivrogne dans une rixe à la sortie d’un bistrot, et qui serait en soi, dans une lecture toute superficielle, assimilable à l’un de ces faits divers sordides récurrents dans les journaux régionaux,
– et, juste avant dans la linéarité du texte mais à la même heure, pas très loin de là, lors de la scène fantastique, nocturne, au fond des bois, à l’issue de laquelle le lecteur présume, sans que le narrateur le confirme, que meurt également Yvonne, sous l’assaut d’un cheval fantôme, au même moment donc que son mari.
Un « roman » de 550 pages au fil des premières 500 pages de quoi il ne se passe quasiment rien en matière d’événements dynamiques, voilà qui pourrait être d’un ennui mortel. Mais non ! On est pris, dès le début, dans un double cheminement : les protagonistes se déplacent, incessamment, et leurs pensées, leurs visions, les paysages qu’ils contemplent ou qui s’imposent soudain à leur regard, le temps qu’il fait et qui change, l’éclairage mouvant du jour, les couleurs, les bruits, les décors intérieurs (maison, estaminets, autobus), les mots qu’ils échangent, intensément, les accompagnent dans leurs déplacements à pied, à cheval, en autobus, en solitaires, à deux, à trois. Le lecteur effectue avec chacun un long voyage introspectif qui se poursuit durant les rares moments où les personnages s’immobilisent physiquement soit dans une des pièces de la maison du Consul ou de celle de Laruelle, soit dans un jardin, soit sur les gradins d’où on suit les diverses phases d’une série de rodéos, soit encore, le plus souvent, dans les bars et cantinas qui jalonnent les itinéraires ponctués de multiples libations, bière, tequila, mescal, whisky… surtout pour ce qui concerne Geoffrey qui combat en outre le risque d’atonie auquel l’expose son excès permanent d’alcool par de pleines goulées de strychnine.
Car l’alcool est en réalité l’élément primordial du récit, le moteur de l’action (ou de l’inaction, comme on voudra). Geoffrey Firmin ne peut, mais surtout ne veut, pas se passer de boire, de boire à outrance, certain qu’il est, a contrario des idées reçues, que la boisson est le seul remède qui lui permette de rester lucide, qui lui évite de perdre la raison dans une existence qu’il considère comme irrationnelle, dépourvue de sens.
Max-Pol Fouchet : « Il y a, chez le Consul, une soif infrangible. Non d’alcool. Mais d’ontique, de statique, d’être. L’alcool, pour lui, n’est pas vice : il est le moyen d’une connaissance. Par l’alcool, il espère sortir de lui-même, sortir d’une temporalité dirigée par le péché préalable, sortir de l’historicité et de la conscience historicienne. Par l’alcool, il voit, il se fait voyant, dans l’acception rimbaldienne du terme… ».
En premier lieu de cette sensation d’un non-sens existentiel prend place, autre ressort du récit, l’amour qu’il éprouve pour Yvonne, laquelle, il le sait, n’a jamais cessé de l’aimer. L’histoire, s’il en est une, tient en cette relation brisée que tous deux aimeraient sincèrement renouer tout en étant foncièrement conscients, malgré leur rêve, qu’ils savent utopique, d’une renaissance, d’un recommencement originel dans une cabane au Canada, que leurs chemins ne peuvent plus, définitivement, se rejoindre, ce qui sera hélas tragiquement, physiquement démontré par le dénouement (terme ici qui prend un sens littéral) que constitue la course haletante, inachevée d’Yvonne à travers bois vers Geoffrey qui l’attend dans la taverne où il est sur le point d’être assassiné.
« Ne te reste-t-il donc plus de tendresse ou d’amour pour moi ? » demanda soudain Yvonne, presque piteusement en se tournant vers lui, et il pensa : “Si, je t’aime, il me reste pour toi tout l’amour du monde, mais cet amour me paraît si loin de moi, et si étrange aussi, je pourrais prétendre l’entendre, un bruit sourd et un sanglot, mais loin, très loin, un son triste, perdu, et qu’il s’approche ou s’éloigne, je ne saurais le dire” ».
Pour le Consul, boire serait donc à la fois la raison de vivre et le moyen, par le suicide quotidien morbide que constitue un éthylisme volontairement renouvelé d’heure en heure, de mettre un terme à une vie devenue insupportablement pesante ?
Maurice Nadeau : « Au centre du tourbillon, dans cette zone de calme où l’air paraît raréfié parce qu’il est aspiré de tous côtés, se tient le Consul. Il souffre, il délire, il cherche à se fuir, il appelle au secours… ».
A chacun de découvrir, de ressentir, sans forcément pouvoir se l’expliquer, quel est le sens profond d’un tel roman, en quoi l’écriture en est extraordinairement piégeante, en quoi ses personnages sont prodigieusement attachants, en quoi s’exprime et s’imprime puissamment dans l’âme du lecteur la fonction poétique caractérisant de multiples pages, en quoi la minutie avec laquelle sont décrits les moindres détails des décors tant naturels que domestiques insère, enserre si intiment le lecteur dans un contexte déprimé, en quoi l’auteur a su, page à page, créer et maintenir une sorte d’atmosphère qui émane si magiquement de la lecture qu’il soumet ledit lecteur entièrement à son omnipotence de démiurge.
On a coutume, à juste raison sans doute, de comparer Au-dessous du volcan avec A la Recherche du temps perdu. De fait, Lowry opère une belle jonction romanesque entre les deux œuvres lorsque Laruelle se souvient, comme d’une certaine madeleine, d’une séquence de sa jeunesse française, qu’il rattache abruptement dans une rêverie solitaire à une virulente résurgence de sa passion pour Yvonne : « … cette première fois où, seul, marchant dans les pâquis au sortir de Saint-Prest […], il avait vu s’élever lentement et merveilleusement et dans une infinie beauté au-dessus des chaumes semés de fleurs sauvages, s’élever lentement au soleil […] les deux flèches jumelles de la cathédrale de Chartres… ».
Un lien intertextuel plus anecdotique est créé facétieusement par l’auteur avec l’une de ses autres propres œuvres, lors de l’apparition inopinée et fugace du personnage Quattras, le noir dézingué qui danse et chante dans l’asile d’aliénés où se déroule Lunar Caustic, roman récemment recensé dans notre magazine.
Les quelques considérations personnelles ci-dessus exprimées ne peuvent certainement pas suffire à expliquer le pouvoir qu’exerce cette œuvre qui, comme celle de Proust, possède ses admirateurs inconditionnels et ses détracteurs définitifs.
Maurice Nadeau : « Il existe une étrange confrérie : celle des amis d’Au-dessous du volcan. On n’en connaît pas tous les membres et ceux-ci ne se connaissent pas tous entre eux. Mais, que dans une assemblée, quelqu’un prononce le nom de Malcolm Lowry, cite Au-dessous du volcan, les voici qui s’agrègent, s’isolent, communient dans leur culte. Ils plaignent les non-initiés et si, d’aventure, ils ont affaire à un adversaire ou à un sceptique, ils l’accablent ».
« On gloserait à l’infini à propos d’une œuvre aussi riche et aussi profonde… ».
Malcolm Lowry : « Ce roman […] a pour sujet les forces dont l’homme est le siège, et qui l’amènent à s’épouvanter devant lui-même. Le sujet en est aussi la chute de l’homme, son remords, son incessante lutte pour la lumière sous le poids du passé, son destin. L’allégorie est celle du jardin d’Eden, le jardin représentant ce monde dont nous risquons d’être rejetés un peu plus encore qu’au moment où j’écrivais ce livre. […] Tout au long des douze chapitres, le destin de mon héros peut être considéré dans sa relation avec le destin de l’humanité ».
L’initiation est hautement recommandée.
Patryck Froissart
Né dans le port anglais de Birkenhead en 1909, décédé à Ripe en 1957, Malcolm Lowry s’engage à dix-huit ans comme steward pour aller jusqu’en Chine, et il interrompt ensuite ses études à l’Université de Cambridge pour s’embarquer comme chauffeur sur un cargo. Ce goût des voyages, dont le court roman Ultramarine (1933) est le reflet, le mènera en France, aux États-Unis, au Mexique, au Canada. Mais sa plus grande aventure sera celle de son roman Au-dessous du volcan (Under the Volcano, 1947).
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