Au cœur des ténèbres, Joseph Conrad (par Léon-Marc Levy)
Au cœur des ténèbres (Heart of Darkness), trad. anglais Jean Deurbergue, 332 pages, 11,90 €
Ecrivain(s): Joseph Conrad Edition: Folio (Gallimard)
Il serait bien présomptueux de faire la critique globale du monument littéraire qu’est le court roman Au cœur des Ténèbres de Joseph Conrad. Lectures analytiques, thèses, articles, cours d’université, tout a été dit et écrit sur ce chef-d’œuvre de la littérature. Il est cité régulièrement parmi les plus grands livres de tous les temps – et ô combien à juste titre.
C’est un monument érigé à la condition humaine, sa détresse, sa folie, sa pathétique démesure condamnée à l’échec, à la mort. L’expédition racontée par le capitaine Charles Marlow, la remontée du fleuve Congo (jamais cité d’ailleurs) sur un rafiot rafistolé et bringuebalant, prend, au fur et à mesure de l’avancée dans la jungle primitive, l’allure d’un voyage en Enfer. La chaleur, l’air étouffant, les moustiques, les sons terrifiants venant des rives – le son prend une place centrale dans tous les romans de Conrad – font du fleuve une sorte de Styx bordé d’une verdure aussi impénétrable qu’angoissante. La nature ici est un temple de mort, de décomposition.
Et cet Enfer est peuplé d’êtres étranges et menaçants, qui viennent régulièrement, par vagues, envahir les rives, terrorisant les hommes du bateau. Un cauchemar hallucinant, vécu par des personnages qui peu à peu abandonnent toute perception du réel, happés par un univers de terreur. Ce voyage au bout de l’Enfer – transposé vaguement dans le film mythique de Francis Ford Coppola Apocalypse Now – est hanté par un personnage mystérieux, auréolé d’une réputation tressée de louanges, élevé au rang de mythe par les récits le concernant : Kurtz (on se souvient que dans le film de Coppola, Marlon Brando joue magistralement un rôle où l’on peut – de très loin – reconnaître ce personnage), chasseur d’ivoire, perdu au plus profond du nulle part absolu.
Cela dit – et qui a déjà été dit autrement mille fois - ce sont deux éclairages particuliers qui vont guider ici nos pas dans cette œuvre.
Dans ce roman qui frôle souvent la terreur absolue, la noirceur la plus profonde, Conrad garde, tout au long et même dans les scènes les plus terribles, un ton marqué par un humour très britannique, une distance qui arrache régulièrement, au lecteur écrasé par la noirceur du livre, de francs sourires, voire des rires. Le génie de Conrad est de conter l’horreur dans un ton qui ne se départit jamais d’une ironie qui éclaire le texte et rend par contraste le récit plus terrible encore. Ainsi dans cette scène dans un poste où Marlow fait escale, la rencontre cocasse d’une équipe d’hommes, digne de la plus pure comédie :
« La tâche confiée à ce gaillard était, à ce que j’avais appris, la confection de briques ; mais il n’y avait pas l’ombre d’une brique dans le poste, et il y était depuis plus d’un an – à attendre. Il paraît qu’il ne pouvait fabriquer des briques sans quelque chose, je ne sais quoi – peut-être bien de la paille. Quelque chose en tout cas qui ne se trouvait pas sur place, et comme il était peu probable qu’on lui en expédierait d’Europe, je ne saisis pas très bien ce qu’il attendait. Un décret particulier du Créateur, peut-être. Quoi qu’il en soit, ils attendaient tous – les seize ou vingt pèlerins qu’ils étaient – quelque chose ; et ma foi ça n’avait pas l’air d’une occupation faite pour leur déplaire, à en juger par la manière dont ils la prenaient… ».
Ou encore, cette scène, digne des Impressions d’Afrique de Raymond Roussel :
« Je ne vais pas prétendre que ce vapeur flottait tout le temps. Plus d’une fois, il lui a fallu patauger un brin, avec vingt cannibales autour, barbotant et poussant. Nous avions enrôlé quelques-uns de ces gaillards en route, en guise d’équipage. Des types épatants – ces cannibales – dans leur décor. C’étaient des gens avec lesquels on pouvait travailler, et je leur garde de la reconnaissance. Et après tout, ils ne se sont pas entredévorés sous mes yeux ; ils avaient apporté avec eux une provision de viande d’hippopotame qui se mit à pourrir, et donna au mystère du monde sauvage une puanteur qui me vint droit aux narines ».
Même dans les moments les plus effrayants, Conrad reste immanquablement drôle, comme s’il cherchait à tenir à distance les moments les plus affreux de son récit :
« [le bruit] culmina en un déchaînement précipité de hurlements aigus à l’intensité presque intolérable, qui s’arrêta de façon abrupte, nous laissant figés dans toutes sortes d’attitudes stupides, écoutant obstinément le silence à peu près aussi effroyable et aussi intense. “Grands dieux ! qu’est-ce que cela signifie… ?” balbutia à côté de moi l’un des pèlerins – un petit bonhomme dodu, aux cheveux blond-roux et aux favoris poil de carotte, qui portait des bottines à soufflet et un pyjama rose rentré dans ses chaussettes ».
Cette étroite liaison entre un récit qui mène aux confins de l’horreur (the horror ! The horror ! répète Kurtz approchant de sa fin – et là encore on ne peut oublier le visage de Marlon Brando répétant aussi ces mots), et par ailleurs ces décrochements stylistiques désinvoltes qui tout à coup mènent le récit vers le sourire, marque la grandeur de l’écrivain Joseph Conrad. Il tient à distance son propre récit, il ne se laisse pas prendre dans les mailles de l’histoire affreuse qu’il raconte, il détient les clés de sa propre santé mentale en se rappelant, régulièrement tout au long du livre, à lui-même, gentleman-anglais-forcément-humoristique.
La structure narrative même du récit s’inscrit dans la veine comique. L’affreux voyage de Marlow au fond des ténèbres est mu par la recherche d’un personnage mythique, élevé à la hauteur d’un dieu par les populations locales et les récits colportés sur lui. Et, à l’arrivée on découvre un petit aventurier homme d’affaires, ancien beau parleur, trafiquant d’ivoire, préoccupé uniquement de sa richesse et qui aurait pu être – peut-être – un grand musicien ou un politicien « du côté populaire » et qui n’est pas grand-chose, un bonhomme qui n’a rien à dire d’important sur rien. La narration finale de sa sœur confirme pleinement le caractère dérisoire de cet aboutissement.
Le deuxième éclairage qu’on veut donner ici à ce chef-d’œuvre sont la force et la véhémence d’un discours anticolonialiste qui court tout au long du récit. Conrad est révulsé par la condition des populations dans les terres que le bateau traverse et il met dans la bouche de Marlow une révolte puissante devant la condition à laquelle le colonialisme réduit les populations indigènes. Ainsi cette rencontre atroce :
« Un léger tintement de métal, derrière moi, me fit tourner la tête. Six Noirs avançaient à la file, montant péniblement le sentier. Ils marchaient lentement, très droits, gardant en équilibre sur la tête de petits couffins emplis de terre, et le tintement rythmait leurs pas. Un chiffon noir leur ceignait les reins, et ses pans, noués derrière, se balançaient comme des queues de chien. Je voyais chacune de leurs côtes, les articulations de leurs membres saillaient comme les nœuds d’un cordage ; chacun avait au cou un collier de fer, et ils étaient tous reliés par une chaîne dont les ballants oscillaient entre eux, et cliquetaient en mesure ».
La dénonciation de Conrad va jusqu’à des considérations générales sur le colonialisme blanc et ses sbires.
« C’étaient des conquérants, et, pour cela on n’a besoin que de la force brute – il n’y a pas de quoi se vanter quand on l’a, puisque votre force n’est qu’un accident produit par la faiblesse d’autrui. Ils faisaient main basse sur tout ce qui traînait, par principe. Ce n’était que du vol à main armée, du meurtre qualifié à grande échelle, et les hommes s’y livraient les yeux fermés, comme il sied tout à fait à des gens qui s’attaquent à une contrée de ténèbres. La conquête de la planète, qui signifie pour l’essentiel qu’on l’arrache à ceux qui n’ont pas le même teint, ou bien un nez un peu plus camus que nous, n’est pas un joli spectacle ».
Pour finir ce billet sur un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature occidentale, deux mots sur l’édition utilisée pour cette lecture. Il s’agit de la précieuse collection bilingue de Folio qui permet – et dans le cas de ce livre c’est un outil fantastique – de lire parallèlement le texte original et sa traduction (menée adroitement par Jean Deurbergue), ce qui s’avère essentiel en particulier pour les sonorités musicales du style conradien, sombres et lancinantes.
Est-il encore besoin de conseiller de lire et relire ce trésor (chaque relecture étant, sans cesse, une révélation nouvelle.) ?
Léon-Marc Levy
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