Au cœur des corps de Genet (par Gilles Cervera)
Il n’est qu’un lieu d’émotions pleines, vivantes, vibrantes et collectives : le théâtre !
Au TNB, avant Paris et la Picardie, Les Paravents de Jean Genet par Arthur Nauzyciel, et une troupe vivante, vibrante. Un collectif de vies !
Le texte de Genet en impose comme toute la littérature genetienne : actuelle, provocante, politique jusqu’à l’aigu du mot, spiritualité comprise.
Genet nous fait dialoguer avec nous-mêmes, dans une métaphysique secrète, parfois inavouable et souvent juste. Juste à la lisière du cri. Juste à la lisière de la douleur. Juste à la lisière de la folie. Bref, chez Arthur Nauzyciel les morts reviennent et en parlent, de la mort. Ils ne se respectent pas plus morts qu’ils ne se sont respectés vivants. Le viol reste une solution, et le rire, surtout le rire. Communicatif (malgré un public rennais un peu assoupi qui rit moins que c’est risible !). Le dispositif théâtral en impose : un seul décor de bout en bout, majestueux, épuré, monumental. Un escalier immense, blanc, face aux gradins des spectateurs.
Le face à face entre nous qui vibrons, pleurons, hurlons de manière (trop) muette, et les acteurs, qui sont rarement assis, qui roulent, dériboulent, s’assoient, se lèvent, grimpent, descendent : la verticalité genetienne est figurée par l’immense escalier. Graphisme majestueux où les ombres créent des Malevitch ou un Vasarely vivant, vibrant. On pense aussi au figuratif géométrique, Aurélie Nemours au Musée nous le montre, ou Vera Molnar, toujours aux Beaux-Arts de Rennes. Ici ce sont les acteurs, le damier de leurs ombres, les obliques de leurs danses et surtout, pas encore dit, nous avançons, lentement tellement il faut dire l’esthétique au fur et à mesure, ici a lieu, dans ce théâtre vivant, vibrant, l’incroyable vibration des corps.
Seize acteurs, peut-être plus, dont les corps sont transcendés. Rien de moins. Le corps essentiel est ici mis en scène, parlant, chiant, pétant, éructant, aimant, quatrepattant, aboyant, caquetant ou dansant sur ses chaussures à talons hauts sortis de la déchèterie, asymétriques donc. Tout claudique parce que tout est à la verticale, y compris l’horizontale. Les dériboulés, les escalades s’avèrent des pantomimes absolues. Par moments, les acteurs semblent en apesanteur, entre ciel et terre, suspendus. Une femme noire meurt sur l’avant-scène, non, elle se désosse, se déforme, se brise, s’abat, remonte, ses coudes se cassent, épaules de jambes, inversions de tête, crâne sorti de son tronc : le tableau est cubiste.
Alors, si vous pouvez encore la choper, chopez la place, elle est pour vous. Jusqu’au 7 octobre au TNB.
La guerre d’Algérie est le fond d’écran de la pièce de Genet. Non, l’Ukraine. Le Haut-Karabagh. Le Kosovo. Sur scène se jouent les cent conflits qui incendient en ce moment le monde, métaphorisés, allégorisés, genetisés. Les pitaines sont cons à mourir. D’ailleurs ils meurent. Le sexuel est présent tout le temps. L’autre est un ennemi quand on ne l’encule pas, et la guerre, n’est-ce pas, prend tout le monde par derrière.
Les hommes vibrent. Leurs corps.
Les femmes vibrent. Leurs corps.
Le théâtre est une religion à laquelle le monde sans queue ni tête peut encore recourir. Jean Genet en est un prêtre absolu, transgressif et libertaire. Les Paravents datent de 1961 et feront scandale à leur sortie en 1966.
À Rennes, dans le projet Nauzyciel, on croit rêver. Scénographonirique ! Et ça ne dure que trois heures et quelques. On aurait voulu le double. Il y a de ces nuits claires dont on voudrait qu’elles ne s’arrêtent jamais. Car le théâtre des guerres n’est pas la guerre et les militaires d’opérette sont ridicules avec leurs pistoles roses et leurs chaussettes assorties !
Ridicules ? Non ! Métaphysiques.
Le fils vole et sa mère danse sur ses ordres : chez Genet l’amour filial passe par le beau et ne déteste rien tant que la femme soit moche. Moche ? Non ! Mèrtaphysique.
Gilles Cervera
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