Au clair de…, Pierre-François Lacroix (par André Sagne)
Au clair de…, Pierre-François Lacroix, ErosOnyx Éditions, Coll. Poche Éoliens, 2021, 685 pages, 15 €
Au clair de…, qui ne se présente ni comme un roman ni comme un récit, ne semble pas davantage être une autobiographie ou une autofiction, même si par certains côtés il peut s’en rapprocher. D’abord présenté à la troisième personne du singulier, donc avec la distanciation que cela implique, Pierrot, figure centrale du texte, prend progressivement la parole à la première personne, comme si le narrateur s’effaçait et venait à se confondre avec lui. Mais au-delà de la question de son statut et du genre auquel le rattacher, le livre est avant tout, de façon plus profonde, plus intense, un immense chant d’amour. Et un manifeste.
Un chant d’amour, en référence bien sûr au film de Jean Genet, qui porte ici sur deux amours consécutifs dont le premier, primordial, originel, court tout au long des pages, de la première à la dernière : l’amour de la mère, trop tôt disparue. Pour Pierrot c’est une coupure fondamentale, sa vie tranchée en deux par ce manque soudain, cette absence cruelle et définitive d’un amour maternel si fort, et si fortement ressenti par lui, qui vient ainsi s’interrompre brutalement.
Mais ce legs de souffrance, qui ne cessera plus de faire sentir ses effets tout au long de son existence, se double pour lui d’un legs de vie que la mère transmet aussi, dans les derniers mots qu’elle prononce à l’intention de son fils et qui va lui servir de viatique : « Vis comme tu es né, vis comme tu es (…), vis ce que tu as à vivre, vis ta vie ». La confiance qu’exprime ainsi la mère envers son fils, la reconnaissance de sa liberté d’être lui, ouvre alors le chemin vers l’autre amour, le second amour de sa vie, continuité du premier comme s’il s’agissait de prendre le relais, de poursuivre sous une autre forme la même quête de l’origine, du bonheur perdu des premières années. Car cet amour de Pierrot pour un autre homme, amour exclusif, absolu, n’est-ce pas aussi « attendre de lui qu’il ait des gestes de mère » ?
Dans l’itinéraire du garçon que rien ne prédisposait à un tel avenir, une institution va jouer un rôle clef : l’école. Elle va en effet se révéler doublement émancipatrice, à la fois par l’ouverture à la culture qu’elle permet, notamment littéraire, grecque, latine et française, et par la rencontre qu’elle provoque avec un professeur de lettres atypique et fascinant, Erwan.
Aux yeux du jeune paysan, dont la famille, ses us et coutumes, son ancrage sur une terre que l’on peut deviner être celle de Haute-Auvergne, sont tendrement décrits, avec un luxe de détails pris sur le vif, dans les soixante-dix premières pages du livre (c’est l’époque de « Pierrounel »), l’école, c’est la découverte d’un monde inconnu, d’un univers riche d’auteurs et de pensées, c’est une libération, un éblouissement. Et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est à l’école que se produit le choc amoureux pour un homme d’abord auréolé du prestige de la connaissance, la vraie, celle qui, par-delà les académismes et les convenances, en fait une question essentielle, un enjeu vital et non pas un instrument de pouvoir et de compétition. L’école, temple du savoir, temple de l’amour.
Au clair de…, c’est au fond l’histoire, partie du nid maternel détruit et à jamais regretté, d’une passion entre deux hommes, librement vécue dans la différence des itinéraires et des âges, et qui va les mener jusqu’au bout d’eux-mêmes. Partis ensemble à Paris que Pierrot découvre à dix-sept ans, leur vie de couple se dégrade au fil du temps, entre affrontements et réconciliations, jusqu’à devenir insupportable et déboucher sur une rupture violente. Vivant alors séparément, Erwan dans la frénésie des rencontres et des voyages, Pierrot revenu sur sa terre et, malgré « le filet des présences, des rites et des paysages » retrouvés, devant surmonter une dépression, la période apparaît, au-delà des souffrances de chacun, comme une longue respiration où reprendre son souffle et trouver ses marques. Avec le retour inespéré d’Erwan s’ouvre la dernière saison de cette union, mûrie de toute l’expérience de la vie et qu’une mort consentie à deux, le plus jeune ne pouvant survivre au plus âgé, vient couronner.
Itinéraire amoureux sans concession, leur histoire intime recoupe celle d’une génération, celle de Pierrot, partie des dangers d’appartenir à une minorité réprouvée (le coup de poing reçu au bal du village), à ses combats, décuplés par l’épidémie de sida (qui épargne les deux hommes), pour une visibilité et une reconnaissance des droits, et débouchant sur le Pacs puis le mariage. Car le chant amoureux se double d’un manifeste. Pour la liberté, une liberté de vie au-delà des revendications légitimes. Dans une langue qui mêle hardiment les images les plus poétiques aux plus crues, nourrie de multiples références non seulement à la culture livresque qui a tant fait pour l’éveil de Pierrot, avec des figures tutélaires comme celle de Colette, mais aussi au cinéma et à la chanson, la profession de foi pour une vie authentiquement libre se fait en effet au fil des pages plus vibrante et entière. Elle se veut avant tout dépassement, dépassement des limites conventionnelles qui viennent brider les corps et les esprits, dépassement des genres. Elle en appelle à « l’acceptation de tous les désirs du corps » mais aussi au décloisonnement des sexes, masculin et féminin, au nom « des deux sexes que nous portons en nous ». Les perpétuelles oppositions entre sexe et amour, corps et esprit, n’ont pas plus lieu d’être parce qu’il s’agit tout simplement de « fouiller la chair de l’âme » et de retrouver à travers l’être aimé l’unité originelle.
C’est l’enseignement ultime que nous livre ainsi la vie de Pierrot, une vie arrachée à la fatalité d’un destin par l’accession à la culture et à la liberté d’aimer, un déracinement qui est un nouvel enracinement à la lumière aveuglante d’un amour fou.
Luc-André Sagne
Pierre-François Lacroix dirige avec Yvan Quintin les éditions ErosOnyx, créées en 2007, et qui ont pour ambition de traiter des « sexualités d’aujourd’hui, d’hier et de demain », à travers des textes où Eros, « désir et plaisir d’aimer », va parfois jusqu’à se lier à Thanatos. Au clair de… reprend en un seul volume l’intégrale remaniée des quatre tomes précédemment parus sous le titre Homo Pierrot.
- Vu : 538