Au choix du roi… La couleur des mots, par Mélanie Talcott
Soliloque est-ce monologue ? Car parler seul n’est pas prononcer un interminable discours ! Jouer avec les mots… A moins que les mots ne finissent par se lasser eux-mêmes de leurs dérives imposées. Silence, alors ?… non celui de l’ennui, sinon celui du vide-plein. Soliloques, un mot bohême qui évoque les grelots qui décoraient autrefois les coiffes vertes des fous. Et pourquoi vertes ? Secret d’alchimie ! Vert élémental du bois et verdâtre, le fiel qui alimente de sourdes colères. Vert de la folie, des bouffons et des jongleurs, saltimbanques transgressifs et rebelles. Saturne qui perd sa course impassible. Vert de l’arbre qui abrite le ver du fruit dont le jus miroitera dans le verre et glissera vers la gorge d’une enfant qui n’aura jamais la chance de chausser les pantoufles de vair de cendrillon. Couleur proscrite au théâtre, semeuse d’échecs, qui habilla, dit-on, de son dernier éclat la mort de Molière en scène. Vert profond des émeraudes contre vert mousson de la terre. Mordoré celui du scarabée égyptien et fluorescent celui de Ganesh. Enivrant comme l’absinthe ou gris comme le mortel oxyde de cuivre. Jaunâtre profond nuancé de la coque de l’amande immature, celui de Véronèse et liturgique acidulé, celui des dimanches religieux ordinaires.
Rassurant et inquiétant, celui végétal du chapeau des apothicaires et de la toge des médecins du Moyen Age. Vert gouaille, le tapis des casinos où l’argent s’est roulé dans l’argot, la langue de joueurs, avec de se glisser dans la gratuité des numéros. Ecologique, celui qui sauvera peut-être la planète et aguicheur, celui de McDo. Verts labiles de la Nature ou souvenirs mis au vert ? Combien nous faudra-t-il de vertes et de pas mûres pour nous éveiller ? Verte la couleur de l’espoir et noir celle du désespoir. Pourquoi cette antinomie ? L’espoir n’est qu’un mot en attente de futur, ce minuscule préfixe qui le fera basculer de la promesse d’une couleur, née somme toute d’un mélange plutôt criard, à la négation de la lumière.
Enténébrons notre palette. Le noir signerait l’absence et le néant. Mais cependant, l’œil sait discerner la couleur qui la nomme. Paradoxe philosophique ! Démence du peintre qui étale sur sa toile une couleur qui n’existe pas. Flamme obscure de la relativité enfin cernée. Le noir qui marque le passage entre deux fissures du temps. Antimatière, trou obscur sur lequel s’appuient toutes les particules et donc le vivant. Atome noir du carbone qui fait passer l’inorganique à l’organique. Diamant noir dédaigné, précurseur du diamant transparent adulé. Noir huileux du pétrole, butin convoité de nos guerres, meurtrissures de la terre, blanc-seing de nos lâchetés. Une seule couleur pour révéler le passage de l’invisible au visible. Noir de la tristesse et de l’élégance. D’ébène celui qui griffe l’obscurité de nos nuits. De jais celui des plumes de corbeau et de la chevelure des gitanes. Noir fuligineux du charbon et épicé celui de la réglisse, élixir de longue vie pour les Chinois et drogue impériale pour Napoléon. Noir l’humour du désespoir et du tableau du malheur sur lequel « le cancre dessine le visage du bonheur ». Syncopé, le noir de Nougaro trop blanc de peau. Hérétique celui des fécondes Vierges Noires. L’essentiel résumé dans la sobriété d’une robe, le chic à la française à la conquête de l’Amérique puritaine. Noirs les vêtements empesés des nobles flamands. Sombre et guerrier celui des chemises de Mussolini, et gothique, celui à l’ombre des jeunes filles en fleur. Couleur du pouvoir et du contre-pouvoir. L’anarchie des drapeaux. Cauchemar en marche. Le noir, l’ombre de la vie. A quoi tient la pulsation du monde !
Essayons le rouge. Carmin de la bouche qui avoue sa gourmandise ou dissimule la laideur de son cœur. Pulpe du sang qui porte en lui la marque de Vulcain, ce dieu du feu qui modèle aux laves mordorées de la terre le fer des globules. De sa constance dépend la nuance, du vermillon au pourpre, et la force du flot. Rouge sanglant des entrailles et rouge vénusien de l’amour qui chez d’autres marquaient la fureur des batailles. Amarante du pantalon-soldat pour effacer la mort légiférée. Rouge de la honte au front des médaillés qui rosissent de timidité sous l’honneur posthume. Feu couvant des sentiments qui attisent les actes. Passion qui se consume et s’habille du gris des cendres. Soleil flamboyant d’un horizon assassiné où les hommes ne voient que le coucher monotone d’un astre glacé. Feu de la vie d’où jaillit le premier cri de vies multipliées à l’infini et qui palpitent, rouge diaphane, sous la transparence de toutes les peaux. Rouge noir de la colère qui arme les poings de l’insulte. Volcans qui sommeillent dans le tumulte indifférent de la nature, laves qui coulent aux veines des hommes, chaleur du vin rubicond qui bouillonne de plaisir avant que de s’abreuver de défaites. Etincelles qui forgent les armes. Rouge sanguin du rubis et rouge safrané de la soie. Rouge. Feu. Frottement sexuel érubescent qui engendre aussi bien qu’il tue. Mort annoncée du taureau dans les replis mensongers de la cape du torero et la foule qui se brûle à ses flammes mortifères. Le sacrifice qui se transforme en rite. Le rouge qui se mute en or. Sagesse déguisée des lamas tibétains et bonté terrible du dragon chinois qui roule dans sa salive flammée les terreurs humaines. Pourpre de l’inquisition qui attise l’incandescence du sacrilège. Dieu cramoisi de doute. Mythe démoniaque des enfers qui grondent de toutes les combustions. Sémaphore rouge qui dénie à la folie la liberté de sa couleur. Coquelicots sanglants qui marquent l’absence de l’onde jaunie des blés. Incarnat du désir et vermeil de la vierge. Rouge. Sceau impalpable des flux qui sillonnent les courants du vivant.
Quelle couleur sera donc capable d’éteindre de sa froidure la belle vigueur du rouge ? Parions sur le bleu. Bleu comme l’azur inespéré de toutes les aubes. Nuit des temps. Indigo des songes qui collent aux dunes des déserts. Ardoises perdues des étoiles où tremble le feu des cheminées. Bleu de Prusse qui habille les novices et bleu de teinturier pour effacer les taches de myrtille. De cobalt ou d’outremer pour unir les profondeurs du ciel et de la terre. Et celui plus innocent qui barbouille d’un bleu de craie les doigts des écoliers. Bleu ciel qui dissimule dans ses plis le savoir du soufi et marine, celui du chant des sirènes. Bleu de l’asphalte vampé de pluie et bleu roi celui des faux aristocrates. Au bleu, les poissons dans les secrets des cuisines. Et violette foncée, la blessure peinte au méthylène. Et cet homme perdu, qui ne voyait plus que le bleu de sa confusion. Violacé, celui du froid et limpide, le bleu des larmes. Bleu vert, le chatoiement royal de la pariade du paon vaniteux et bleuâtre, la fumée de l’ultime cigarette. Pâleur de la turquoise et lividité de l’améthyste quand l’obscurité lui dénie toute magie. Uniforme de la désespérance de l’interné et bleus à l’âme de l’adolescence. Moisissure de la matière et papier bleu porteur de dépêches, bonnes ou mauvaises. Bleu-jean de la modernité. Bleu cyanure celui des condamnés et bleu de chauffe, celui du travailleur. Houille bleue de toutes les mers prisonnière des rêves célestes. Bleu. Entre jeunesse et dernier soupir, rythme liquide et fondamental de nos états cristallins. Bleu, blues de toutes les mélancolies.
La perfection n’existerait pas sans une quelconque disharmonie pour la rehausser. Un héros ne doit sa vaillance qu’au courage du traître qui le vend. Jaune de Judas et des chevaliers félons. Jaune, le briseur de grève et la couleur du passeport des forçats libérés. Paillettes aux doigts des orpailleurs. Rimailles de mauvaise fortune. Flambant, le soufre d’une idée distillée comme un poison bienfaisant et qui affiche ses venins sur des étoiles de carton. Jaune le vêtement de l’empereur de Chine et jaune, l’étoile médiévale de l’infamie. Safrané, celui de l’œuf primordial qui ne promettait rien d’autre que la multiplicité de ses fruits. Ocre doré, les graines du premier faux pas et métallique, l’éclat inventé du serpent. Or de la concupiscence qui achète tous les mensonges. Pénitence du pèlerin et graisses de l’opulence. Soupir de l’Orient là où le lœss se fait poussière aux limons du fleuve Jaune. Topaze du Brésil et topaze d’Espagne aux doigts usés des bourgeoises. Soulographie dorée du whisky aux pâleurs de l’aube et douceur du miel au corps des abeilles. Jaune tango taillé dans le vif de la toile. Tournesols sublimes de Van Gogh. Halo de cheveux oxygénés qui retiennent l’or des jours. Ambre de la peau aux mains du désir. Brocart des camps antiques où la vie ne valait guère plus qu’une poignée de jaunets. Bouche d’or et vermeil du silence. Maquillage jauni du temps qui dissimule les rides de l’enfance évanouie. Clarté tremblante de la lampe comme un phare dans la nuit. Vibration ténue de nos défaites. Tentative d’évasion. Amertume traîtresse de l’espérance. Alchimie médiocre où le plomb ne se transforme jamais en or. Jaune. Lumière d’obscurité qui rompt les cycles tracés de nos destins.
Tant de nuances pour tisser à l’intime la symphonie du blanc ! Union tronquée de toutes les couleurs avant que le noir vienne lui dénier la pureté dont on le pare. Œil de cyclope vengeur en exergue à l’origine du monde dans la blancheur primordiale aveuglante du Big Bang. Le Blanc, degré zéro de la couleur indifférenciée, sans pigment, l’incolore et la craie, de nos ancêtres transmutés par l’imprimerie. Que de noms charmeurs et nomades : de Saturne, de Chine, d’Espagne, de Troyes qui avant de devenir lunaire, se fait cuisse de Nymphe et chromatisme pour une rose venue de Crimée. Blanc de zinc qui n’est pas celui du p’tit blanc dégusté au bar. E blanc de Rimbaud et blanc arctique du béluga. Virginal celui des anges et pur, celui que l’on prête à l’innocence. Electrique celui de la banquise et de la neige, cinquante noms pour les Inuits et étrangeté linguistique, cinq cent vingt et un pour les Ecossais. Sons de ses éclats sur la terre. Blanche la chemise du condamné et le drapeau de la trêve. Une paix teintée de rouge. Mensonge de la pureté. La voici qui s’avance vers l’autel, dans sa robe de mariée immaculée, faisant le serment mutique de sa virginité. Que l’hymen soit rompu ou non, le désir se fait monacal. Qui se souvient qu’autrefois les épousailles allaient de rouge vêtues ? Blancs le panache et le cheval d’Henri IV, la cocarde de Louis XVI, l’étendard royal et le manteau des moines dont le fantôme hante une rue de Paris. Latescent, le teint des aristocrates dans le lacis pâle de leurs veines bleues en mépris du teint hâlé des paysans. L’élite ne tutoie-t-elle pas le divin ? Blanc le linceul de nos rêves, le rire des fantômes et la chevelure des vieillards. L’enfant qu’on rend à la terre et celui qu’on offre à la vie. Blanc hégémonique et blanc utopie.
Des couleurs, nous ne captons que le nom et en ignorons les chatoiements. Habitude morne de la vision. Voyants aux yeux crevés. Nous tâtonnons toujours dans la multiplicité de la lumière.
Mélanie Talcott
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