Au château d’Argol, Julien Gracq (par Marie-Pierre Fiorentino)
Au château d’Argol, Julien Gracq, Librairie José Corti, 1938, 184 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): Julien Gracq Edition: Editions José Corti
Albert, Herminien et Heide, les trois seuls personnages de ce roman, n’ont-ils pas d’obligations professionnelles ou familiales, de relations sociales ? Comment rentrent-ils, après d’harassantes heures à cheminer dans la forêt, de plus en plus loin de leur point de départ ? Comment, lorsque l’un est gravement blessé, est-il soigné dans ce château dont le seul domestique visible est toujours aperçu par son propriétaire dormant au détour d’un escalier, sur le rebord d’une terrasse ?
Un lecteur taraudé par ce genre de questions de bon sens risque d’être déconcerté par ce roman. S’en délecteront au contraire ceux sensibles aux envoûtements d’une littérature dont le premier souci n’est pas de plaire mais de créer.
Ceux-là observeront, avec Albert du haut de sa tour, d’un côté l’océan, de l’autre « la mer des bois de Storrvan » que le vent dessine, comme une houle, à la cime des futaies. Argol semble coupé de l’humanité et à partir du moment où son énigmatique architecture se dévoile au héros, qui vient de l’acquérir sans l’avoir vu, simplement confiant dans les conseils d’Herminien, il faut s’abandonner à l’histoire que Gracq raconte comme l’enfant à la magie d’un conte de fée, en abdiquant tout réalisme. Car plus l’écrivain est méticuleux dans ses descriptions minérales, végétales et météorologiques, plus il détache le lecteur de la réalité.
Sur cette côte bretonne, le foisonnement des règnes non humains exacerbe à tel point les sens que le refuge pour l’embrasser dans un mouvement d’unité est l’esprit, seul espoir pour s’élever au-dessus de la matière, certes belle mais opaque. Dès le premier chapitre d’ailleurs, Albert est présenté comme un fervent amateur de Hegel, dernier grand philosophe idéaliste.
L’essentiel est au-delà de ce que nos sens perçoivent, les détails fragmentaires du monde. Il est pourtant nécessaire de percevoir d’abord ceux-ci si l’on cherche à donner un peu de sens à l’ensemble. Sous la surface de la mer d’arbres, Albert, Herminien et Heide explorent donc la nature comme à la recherche de quelque chose qui semble n’exister qu’au-delà de sa matérialité. Lorsque le temps les en empêche, le château d’Argol leur offre la même évasion car ses escaliers et ses couloirs sont comme les étendues vertes qui l’isolent de la vie ordinaire : labyrinthiques.
C’est pourquoi il ne faut s’attendre à rien de convenu dans cette histoire dont le thème avait tout pour l’être : le devenir d’une amitié indéfectible entre deux hommes lorsqu’une femme surgit entre eux. Mais « Peut-être Hegel eût-il souri de voir marcher auprès de chacun d’eux, comme un ange ténébreux et glorieux, le fantôme à la fois de son double et de son contraire, et se fût-il alors interrogé sur la forme d’une union nécessaire que ce livre entre autres buts ne saurait avoir que celui de finalement élucider ».
Mais il n’est pas certain que Gracq tienne l’engagement qu’il prend en quelque sorte là. Il aborde en effet de façon singulière la psychologie des personnages, comme des incises entre quelques événements dont la narration est aussi tranchante que le surgissement inattendu et, encore et encore, la représentation du milieu naturel qui devient, à force d’images qui sont de plus en plus le reflet du monde intérieur de chacun, surnaturel. Surnaturel au sens ésotérique du terme mais aussi comme traduction mot à mot de « métaphysique », ce qui est au-delà de la nature perceptible, la passion pour cette discipline étant l’un des nombreux liens entre Albert et Herminien. Car « la connaissance seule délivrait ; l’essentielle, la vivante connaissance ».
Ainsi, même l’amour se fait sans contact physique : « Ils ne pouvaient se rassasier de leurs yeux inexorables, dévastants soleils de leurs cœurs, soleils humides, soleils de la mer, soleils jaillis trempés des abîmes, glacés et tremblants comme une gelée vivante où la lumière se fût faite chair par l’opération d’un sortilège inconcevable ».
La chair est pourtant loin d’être absente mais si Albert et Herminien, minutieusement portraiturés, sont l’incarnation de consciences tout aussi attentivement scrutées, la psychologie de Heide reste floue. Est-elle réellement un personnage ou bien un catalyseur pour que se révèle aux deux amis le caractère fatal de leur association ?
Même son corps semble d’abord échapper à toute saisie sans que l’argument de sa beauté hors norme ne soit vraiment convainquant. « C’était à la musique seule que l’on demandait instinctivement des éléments de comparaison pour cette figure à peine terrestre : nul peintre, nul poète n’eût essayé d’en rendre l’éclat naturel sans un intime sentiment de dérision ». C’est pourtant en peintre que Gracq dévoile et explore le corps de Heide dans le désir, renversant au passage les rôles traditionnellement attribués aux hommes et aux femmes.
Plus généralement le roman, y compris dans son découpage en dix chapitres et leur intitulé, est ponctué de scènes-tableaux. La façade du château mais aussi le décor des pièces, tantôt monacal, tantôt abondant en fourrures et tentures, ces objets dont l’évocation provoque le sens du toucher ; le baiser volé sous les étoiles ; la tête des trois héros, à la bravoure imprudente, émergeant de l’océan au moment où ils redoutent soudain de ne pouvoir rejoindre la rive ; un corps de femme violée et laissée pour morte en bordure de source, à la beauté confondante produite par le lien que Gracq établit, comme en une ligne continue, entre son affalement morbide, les herbes et l’eau de la rivière.
Les événements qui se déroulent à Argol pourraient tenir du fait divers sordide photographié crûment par des yeux blasés. Gracq en fait un drame évanescent. Même de la scène finale, le lecteur se souviendra comme de la simple signature d’un conte, le conte d’un chevalier devenu prisonnier d’une passion qu’il n’avait pas voulu voir venir tout en n’attendant qu’elle. Car ce qui restera, ce sera la fusion entre le monde intérieur de ce chevalier et le monde extérieur où il avait tenté d’échapper à son destin.
Au château d’Argol tient ainsi de plusieurs arts et de plusieurs genres sans laisser percer l’énigme qui le sous-tend. Voilà sans doute pourquoi ce premier roman, publié à vingt-huit ans, est célébré par André Breton, habituellement peu indulgent pour les artistes étrangers à son mouvement, comme un roman surréaliste. Il l’est en effet, aussi.
Marie-Pierre Fiorentino
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