Au bonheur des îles, Bob Shacochis
Au bonheur des îles, janvier 2016, trad. américain Sylvère Monod et François Happe, 336 pages, 9,60 €
Ecrivain(s): Bob Shacochis Edition: Gallmeister
Ce doit être une manie américaine : quand on vit une expérience, quand sa vie se passe à un certain endroit, à un certain moment, quand on assiste à certains événements, au lieu de se livrer au pénible exercice de l’autofiction, cette littérature voyeuriste même pas marrante dans ses perversions, on écrit un grand roman ou au moins une poignée de nouvelles tout à fait fréquentables. Ainsi donc de Bob Shacochis (1951) qui, après avoir voyagé dans les Caraïbes, surtout les Grenadines, avec le Peace Corps, en a tiré la matière de son premier recueil de nouvelles, Au bonheur des îles (Easy in the Islands, 1985), dont les éditions Gallmeister proposent la première traduction intégrale (la précédente chez Gallimard était amputée de quatre nouvelles).
Les neuf nouvelles ici recueillies sont donc autant de tranches de la vie telle qu’on la vit dans les Caraïbes, surtout dans ces petites îles qui semblent autant de miettes jetées sur la voie maritime entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, des Bahamas à la Grenade, avec des références appuyées à Cuba et à la Jamaïque – entre autres, par l’omniprésence du reggae, bande-son insistante parfois remplacée par le calypso (Lord Short Shoe Veut le Singe).
Mais dans ces îles, la politique n’a pas sa place : on y vit, on y survit avec plus ou moins de légèreté, sans pourtant jamais chercher à se fondre dans l’ambiance de carte postale que pourrait faire craindre le titre, dont l’ironie transperce dès la première nouvelle, éponyme.
Cette nouvelle permet de pointer une autre caractéristique du recueil : au fond, même quand on le connaît, peu importe le nom de l’île où se déroulent les événements narrés, tant ces miettes de terre semblent quasi interchangeables, mais sans aucun irrespect – comme si Shacochis voulait pointer l’unité, la relative homogénéité dans la diversité des habitants du cru, comme pour montrer des Caraïbes unies par le bas. C’est le cas pour la nouvelle Au Bonheur des Iles, donc, dont l’action se déroule dans « une île » proche, à un saut de puce en avion, de la Barbade. Dans cette nouvelle, un Américain propriétaire d’un hôtel-restaurant proche de la faillite ou de la catastrophe, au personnel caractériel, se voit obligé de conserver le cadavre de sa mère dans la chambre froide, et c’est l’occasion d’être confronté à une tout autre façon d’envisager la vie et la mort, à laquelle Tillman, le désormais orphelin, se plie, parce qu’on ne sait pas faire autrement. Le tout pourrait être une tragédie, et c’est une comédie, celle de l’existence dans un lieu différent, qui peut représenter un choc culturel pour des touristes venus du Nord : « Il accompagna ces gens à leur chambre en portant une partie de leurs bagages et leur souhaita un bon séjour. Il se souhaita, pour sa part, de recevoir un dollar chaque fois que leur idée du paradis se trouverait malmenée par une grossièreté, une agression ou une accusation absurde ».
Ce choc culturel potentiel est au cœur de quelques-unes des nouvelles du présent recueil : comment les Américains peuvent-ils appréhender la façon de vivre des Caribéens, à la fois plus simple et plus complexe, plus brute sans être plus brutale ? Dans Le Pélican, on en vient à se demander qui est le plus cruel, de Bowen ou des insulaires… Peut-être que la vraie difficulté débute avec les îles en elles-mêmes : « il y en avait qui étaient aussi parfumées que la cardamone, certaines avaient des histoires cachées comme de la graisse sous une gaine, d’autres étaient aussi détestables qu’un mal de tête, certaines recélaient des trésors si abondants qu’ils n’avaient plus aucune valeur, d’autres n’étaient que de purs fantasmes et d’autres encore avaient le pouvoir de vous engloutir, comme la baleine d’Achab ». Difficile de concilier cette diversité dans l’étonnement à « cette supercherie éblouissante et addictive qu’est la culture américaine », pourtant certains le font, acceptant de renoncer à tout pour les Caraïbes, à l’image de ce « Bowen » dont le nom apparaît dans les trois dernières nouvelles du recueil sans qu’on puisse vraiment déterminer s’il s’agit par trois fois du même personnage – mais peu chaut au lecteur, son expérience est à chaque fois unique, et cela seul importe.
Des expériences de vie, c’est peut-être finalement à cela qu’invite Bob Shacochis, c’est cela qu’il retranscrit, non pas celles d’un tourisme frelaté qui parcourt le monde de chaînes d’hôtels en clubs de vacances, mais celles des gens qui véritablement peuplent les Caraïbes, avec leur pauvreté matérielle et leurs richesses existentielles ; on est loin pourtant d’une quelconque idéalisation, ou d’un retour au mythe du bon sauvage : Shacochis évoque certes la mendicité terrible des enfants, par exemple, mais c’est avec humour, ou du moins avec une certaine férocité dans le ton qui empêche de vouloir fonder une ONG de plus : les personnages de ces nouvelles ont plus besoin d’un regard empathique que d’un énième baume occidental – même si quelques dollars de plus seraient les bienvenus et que l’auteur parvient à évoquer avec justesse le drame des Haïtiens tentant d’entrer en Floride dans la rocambolesque et hilarante nouvelle Chaude Journée sur la Gold Coast.
C’est toute la force et la puissance de ces nouvelles écrites d’une plume vigoureuse et altière : elles ne s’appesantissent pas sur la situation des Caraïbes, elles parlent des gens qui y vivent, avec tout ce qu’ils ont de vivant. Et quand, par la bande, Shacochis prend un point de vue plus global, c’est toujours narrativement justifié et d’une grande exactitude : ainsi du « musée » (ou plutôt la collection personnelle qui voudrait devenir musée) visité dans Le Pélican : « Avant notre histoire à nous, il y avait cela, ce monde silencieux d’hommes, d’oiseaux et de poissons ». Ce n’est plus tout à fait exact désormais qu’on peut fomenter une révolution foireuse à deux au son de Bob Marley (Redemption Songs), mais ça donne une bonne image de l’écart existant entre la société caribéenne et la société occidentale. Rendons grâce à Bob Shacochis d’avoir su rendre cet écart dans ce qu’il a de plus intense, âpre et, in fine, rigolard.
Didier Smal
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