Attila, Edward Gibbon
Attila, traduit de l'anglais (GB) François Guizot novembre 2013, 128 pages, 7,15 €
Ecrivain(s): Edward Gibbon Edition: Petite bibliothèque Payot
Au XVIIIe siècle, l’Anglais Edward Gibbon laissait derrière lui une œuvre historique et littéraire distinguée par la qualité de son écriture et par son érudition. Née sous la plume de ce talentueux mémorialiste et décrypteur des temps antiques, l’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain avait ainsi été publiée à Londres en trois volumes à partir de 1776. La conception de cet ouvrage s’était imposée à la suite d’un marquant voyage de l’écrivain à Rome. Dès 1812, côté français, alors titulaire d’une chaire d’histoire moderne à la Sorbonne, François Guizot produisait la traduction intégrale des travaux romains de son éminent confrère et prédécesseur britannique. Judicieusement, les Editions Payot ajoutent cette fois à la publication un passage habilement tiré de cette étude formidablement traduite par notre historien-académicien national du XIXe siècle. C’est ainsi, sous la forme d’un rougeoyant petit fascicule d’une centaine de pages titré Attila qu’est divulgué aujourd’hui cet instructif fragment de l’œuvre romaine de Gibbon servie avec brio par l’historien français de l’époque napoléonienne.
À Catherine Guérif est revenue la présentation d’une telle extraction pratiquée au cœur d’un rapport initialement dédié à un plus vaste sujet. Elle s’en acquitte dans une préface essentiellement consacrée à la personnalité d’Edward Gibbon. Auteur charismatique, son travail s’était porté sur la tumultueuse agonie de l’Empire romain, en recoupant une copieuse diversité de renseignements originaux. Laissant à Figaro la liberté du blâme, la préfacière ne tarit bientôt pas d’éloges flatteurs pour l’écrivain protestant d’outre-Manche.
« Edward Gibbon, premier historien moderne et enfant des Lumières, analyse et juge une civilisation en fonction du bonheur qu’elle apporte aux hommes. Pour lui, la liberté politique (antithèse de la tyrannie) est nécessaire à ce bonheur » (p.9).
Sous ces marques d’émancipation, l’art critique et la sagesse de vue de l’Anglais ne paraissent effectivement pas avoir eu à souffrir des effets de son énigmatique et curieuse conversion passagère du protestantisme au catholicisme. En dépit de ce que la « modernité » puisse dénoter dans cette louangeuse assertion un douteux critère d’excellence mécaniquement rapporté à de surclassantes valeurs actuelles, il paraît malgré tout honnête d’apercevoir dans la démarche de l’historien londonien du siècle de la Révolution française une revendication philosophique, conforme à ce que serait un humanisme dans l’absolu. Sans doute pourtant, et de ce qui émane du tableau peint par Catherine Guérif, les ressorts d’un technicien habile et aguerri, ceux d’un prosateur armé d’un bagage linguistique et culturel promoteur d’une concision étonnante incitent davantage à déceler chez Gibbon la qualité première de son art :
« Il connaît toutes les sources écrites disponibles en son temps, au besoin les retraduit du latin ou du grec en soulignant les erreurs de ses prédécesseurs » (p.9).
Intégralement retranscrites par Guizot, les notes de Gibbon délivrent un aperçu éclairant des chroniques liées au grand chef des Huns du Ve siècle et auxquelles il avait manifestement accordé des lectures interprétatives tout à fait scrupuleuses. Ambassadeur de l’empereur Théodose II à la cour d’Attila en l’an 449, puis rapporteur des faits dans son œuvre en huit livres intitulée Histoire byzantine, Priscus de Panium se voit sans doute comme l’historien grec duquel Gibbon – et comme on le comprend aisément – retira ses meilleures analyses sur le sujet d’Attila. Parmi les sources favorites du protestant, on retrouve également au premier plan les écrits de l’historien d’origine ostrogothique, Jordanès (Histoire des Goths/Getica). Rédigée en latin, l’œuvre essentielle de cet autre historien se référait alors parfois aux textes regrettablement disparus du sénateur calabrais, Cassiodore, dont le grand-père avait été lui-même missionnaire auprès du redouté roi des Huns en l’an 452.
La qualité d’approche de Gibbon retient surtout son intelligence d’avoir pris en compte un contexte historique non point limité à la chronique quasi traditionnelle et permanente des invasions barbares. La naissance d’Attila (vers 395) avait en effet pratiquement coïncidé avec la scission de l’Empire romain en deux entités distinctes, celles d’Orient et d’Occident. Fils de Théodose Ier, Arcadius et Honorius avaient reçu en héritage le vaste espace impérial de la sorte morcelé à la mort de leur ascendant. Ce partage se voulait purement administratif et devait alors sauvegarder l’unité de l’ensemble. À partir de là cependant, aucune réunification ne verrait jamais plus le jour. Soulignée plusieurs fois dans son étude visant les tribulations conquérantes des Huns, cette concomitance clairement aperçue par Gibbon rapporte à son récit la perspective globale d’un monde gréco-latin engagé sur la voie séparée des mutations irrévocables. A Constantinople ou à Ravenne, les luttes intestines violentes parmi les cours impériales se transformeraient en foyers infectieux. A terme la contamination leur serait-elle à toutes deux fatale. En Gaule au même instant, déjà voyait-on alors apparaître Mérovée avec derrière lui Clovis, probablement bénéficiaires directs de tels ravages « épidémiques » bientôt résorbés avec les premières gelées du moyen âge.
Le témoignage de ceux qui eurent l’occasion de rencontrer Attila, de l’apercevoir ou d’entendre parler de lui, concorde avec le contexte historique général de ces très sensibles évolutions. Son apparition sur le devant de la scène n’aura pas été qu’une mince péripétie de l’Antiquité finissante. Attila avait accédé au pouvoir parmi le peuple des Scythes dont les territoires s’étendaient au nord de la Mer Noire, entre Danube et Don. Cette région était antérieurement tombée sous la domination de conquérants venus d’Asie centrale et probablement Mongols, ayant imposé au fil de leurs invasions les mœurs de leurs sociétés tribales. Ce fut nettement par intrigue, et sûrement en assassinant son frère Bleda qu’Attila s’empara du pouvoir hunnique, à la suite du décès de son oncle Rugilas, en 433. Un descriptif physique du nouvel accédant au pouvoir et que l’on attribue à Cassiodore suggère alors avec un réalisme poignant la provenance ethnique et le caractère général de celui qui fera trembler pendant vingt ans les civilisations christianisées (Fléau de Dieu). Gibbon esquisse en quelques traits la parlante distinction de sa personne :
« Le portrait d’Attila présente toute la difformité naturelle d’un Kamelouk ; une large tête, un teint basané, de petits yeux enfoncés, un nez aplati, quelques poils au lieu de barbe, de larges épaules, une taille courte et carrée, un ensemble mal proportionné mais qui annonçait la force et la vigueur… »(p.21).
Aussi bien, la mine patibulaire de ce personnage préalablement brossée par un témoin de l’époque peu converti aux délices des différences physionomiques mais aux inclinations nettement partisanes, accaparera-t-elle durablement l’image abrupte et rebutante qu’on lui colla ensuite, de manière essentiellement caricaturale et orientée. L’aspect de brute épaisse et de « terroriste » aveuglément sanguinaire, notamment celui du cavalier dont les sabots de cheval dévastaient l’herbe sous eux, cacherait bientôt abusivement l’intelligence nuancée d’un souverain de la steppe aussi cupide et rusé qu’entreprenant. Souvent savait-il répondre aux situations de son temps par intérêt immédiat, mais aussi grâce à de clairvoyantes analyses géostratégiques surmontées de réparties parfois cinglantes. Il évoquera le « Romain dégénéré ». Ce genre de dispositions annonçaient-elles alors ses réactions tranchantes, la plupart du temps conduites avec un pragmatisme déconcertant (dire c’est faire !). Un véritable meneur d’hommes et performant stratège acquis aux subtilités de son rôle nous est finalement plutôt révélé parmi les nombreux méandres du rapport de Gibbon relatif à Attila. Que ce soit sur le plan sociologique, militaire ou politique, et comme elles se dévoilent aux interstices de ses violentes menées conquérantes orientales ou occidentales, certaines attitudes successives du présumé Barbare et réputé monstre avide de carnages contrebalancent formellement l’exaltation furieuse et la bestialité légendaire dont les témoins occidentaux lui auront longtemps fait procès.
En 448, l’empereur Théodose II dépêche auprès de l’infatigable conquérant son ambassadeur Maximin pour une négociation. Priscus fait partie de ce voyage, qui ne sera d’ailleurs pour aucun expéditionnaire byzantin, ni une sinécure, ni l’occasion d’un vrai plaisir, mais dont le patrice enrôlé rendra compte par écrit. Au détour d’un descriptif globalement hostile et méprisant, le narrateur se laisse pourtant aller à certaines émotions plutôt conciliantes :
« Les ambassadeurs reçurent le surlendemain une seconde invitation, et eurent lieu de se louer de la politesse et des égards d’Attila. Le roi des Huns conversa familièrement avec Maximin… » (p.52).
Plus tard encore, promus ambassadeurs romains par Valentinien et invités par lui à se rendre auprès d’Attila, le sénateur Avienus, son collègue Trigetius, et l’évêque de Rome, Léon, doivent à leur tour convenir de la prévenance inattendue déployée devant eux par l’endiablé tyran :
« … ce fut là qu’il reçut les ambassadeurs romains dans sa tente, et les écouta avec une attention obligeante et même respectueuse » (p.93).
On est en cet instant bien loin de la bête immonde et furieuse exaltée par le sang futur de ses proies humaines, du rustre et sauvage dépourvu de toute aptitude aux emplois élémentaires de la civilité.
Produite par sa précision descriptive et son art syntaxique apuré, également par un regard d’ensemble agile et distancié, la qualité narrative de Gibbon délivre au final un témoignage anthropologique objectif et nuancé, cependant respectueux des sources utilisées. Probablement lui-même séduit par la qualité d’une telle réalisation, Guizot aura à son tour prêté son omniscience pour serrer au plus près cette écriture efficace par sa densité logique et évocatrice. De quoi donner envie de se reporter sans plus attendre à la littérature complète du peu perfide historien anglais.
Payot éditions, une affaire à suivre. Et Attila, un personnage atypique encore méconnu, qui mérite alors que nous envahisse après lui toute attirance vers une historiographie moins simplificatrice et manichéenne qu’à l’accoutumée.
Vincent Robin
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