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Athéisme et dissimulation au XVIIe siècle, Guy Patin et le « Theophrastus redivivus », Gianluca Mori (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 28.10.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Editions Honoré Champion

Athéisme et dissimulation au XVIIe siècle, Guy Patin et le « Theophrastus redivivus », Gianluca Mori, avril 2022, 414 pages, 68 €

Edition: Editions Honoré Champion

Athéisme et dissimulation au XVIIe siècle, Guy Patin et le « Theophrastus redivivus », Gianluca Mori (par Gilles Banderier)

 

Aussi loin que l’on puisse remonter, l’humanité a adoré des dieux. Le plus ancien temple connu à ce jour, le mystérieux sanctuaire de Göbekli Tepe (Turquie), transcrit dans la pierre une théologie que l’on devine élaborée, bien qu’incompréhensible en l’absence de textes fondateurs ou de témoignages. Plus nombreuses encore que les religions, les hérésies tentèrent d’en infléchir l’un ou l’autre aspect. La plupart de ces hérésies disparurent avec leur fondateur, parfois même avant lui. D’autres traversèrent l’histoire. Le judaïsme en produisit peu, tandis qu’on a pu compiler des dictionnaires des hérésies chrétiennes, tant elles foisonnèrent.

Face à ces religions qui ne peuvent pas toutes être vraies en même temps, l’athéisme ne constitue pas une hérésie supplémentaire, mais la négation pure et simple de toute divinité et, partant, de toute religion. Sans doute y eut-il des athées en Grèce, à Rome ou durant le Moyen Âge, mais ils s’abstinrent prudemment de publier leurs opinions.

Cela étant, dès la fin du XVIe siècle, le titre de certains ouvrages d’apologétique, comme celui de Philipe Duplessis-Mornay (De la Vérité de la religion chrétienne, contre les Athées, Épicuriens, Païens, Juifs, Mahométans, et autres infidèles), les déclarations d’un Pierre de La Primaudaye (« je déplore grandement le malheur de notre siècle, auquel vivent tant d’épicuriens et d’athées, comme il s’en découvre journellement parmi nous en tous états de toutes qualités. […] ceux qui ne croient rien du tout, mais révoquent toutes choses en doute, et ne tiennent toute religion que pour opinions qui tourmentent les cerveaux des hommes […] sont pour donner beaucoup plus d’affaires à toute la chrétienté, que les diversités de religion », Suite de l’Académie française, Bâle, Ph. de Hus, 1587, avant-propos, f.1), donnent l’impression que les incrédules, les malsentants de la foi, les sceptiques, les athées, les libertins, les indifférents, … étaient partout, mais nous aurions du mal à mettre des noms d’hommes ou de femmes en face de ces substantifs ou de ces expressions et peut-être les écrivains du temps éprouvèrent-ils également quelque difficulté. Mais il n’a jamais été nécessaire qu’un ennemi fût nommé, décrit, identifié avec soin, pour que l’on crût à son existence. Ce serait même plutôt le contraire… « Il faut bien penser qu’ils existent, ces libertins, puisqu’on en parle tant ; mais, quand on demande des noms, les pourfendeurs de l’athéisme recopient la liste que Cicéron donne dans le De Natura deorum et à laquelle ils ajoutent Euripide, Pline, Lucrèce, Lucien ; mais pour les modernes, les bûchers de Giordano Bruno et de Vanini n’éclairent que deux visages » (Henri Gouhier, L’anti-humanisme au XVIIe siècle, Vrin, 1987, p.28).

Dans l’état actuel de nos connaissances, l’idée, appuyée sur une argumentation philosophique, qu’il n’y ait ni Dieu ni dieux fut émise pour la première fois dans un manuscrit long d’un millier de pages, écrit en latin (cette langue dont l’Église assura la survie après la chute de Rome) au XVIIe siècle, et dont la circulation fut confidentielle. On en connaît quatre exemplaires et il n’est pas certain qu’ils aient jamais été plus nombreux. Faut-il préciser que l’auteur (car tout indique que nous sommes en présence d’une œuvre unitaire) a omis de se faire connaître, pour des raisons qui n’ont aucun rapport avec la modestie (un sentiment au demeurant peu répandu chez les écrivains) ?

Dans cette monographie solide, d’une rigueur digne des sciences « exactes », modèle au point de vue de la méthode, Gianluca Mori attribue cette œuvre, le Theophrastus redivivus, à Guy Patin (1601-1672), professeur à la Faculté de médecine de Paris. La candidature surprend car, dans le domaine de compétence qui fut le sien, Patin s’est toujours signalé par ses positions rétrogrades, à tel point qu’on a vu en lui le modèle (ou l’un des modèles) des Diafoirus père ou fils dans Le Malade imaginaire. Et ce serait donc lui qui, entre deux diatribes dirigées contre ses confrères qui pensaient que le sang circule à l’intérieur du corps (« J’ai contre les circulateurs soutenu une thèse », déclare Thomas Diafoirus pour séduire Angélique), aurait rédigé cet ouvrage novateur, véritable bombe philosophique, que constitue le Theophrastus redivivus ?

Œuvre complexe, d’une érudition encyclopédique et tourbillonnante, le Theophrastus redivivus s’apparente aux sommes de l’âge baroque, comme le Theatrum vitae humanae de Theodor Zwinger (que Montaigne rencontra à Bâle) ou l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton. Les textes qui y sont allégués se retrouvent ailleurs sous la plume de Patin, qui peut-être ne put s’empêcher de signer discrètement son œuvre (il y est le seul auteur vivant mentionné, élogieusement de surcroît).

Indépendamment des risques courus par son auteur s’il s’était fait connaître (le bûcher, après de longues tortures), le Theophrastus redivivus, par sa langue, ses dimensions, son érudition, ne pouvait être réservé qu’à un cercle restreint de lecteurs. Lorsque Théophraste revivra, ce sera sous la plume, bien plus innocente au plan religieux, de La Bruyère. Le relai suivant sera Jean Meslier, ce prêtre athée qui n’avait sans doute jamais entendu parler du Theophrastus redivivus, mais qui élabora dans la solitude de sa cure ardennaise un ouvrage dont la radicalité effraya Voltaire. Le Theophrastus redivivus permet de constater que les Lumières ne furent pas aussi inventives qu’on a pu le croire (ainsi dans l’utilisation de la chronologie chinoise pour contredire les récits bibliques). Leur succès (Voltaire l’avait compris) fut assuré par le fait qu’elles écrivirent en français et publièrent des ouvrages faciles à lire : tout le contraire de ce qu’avait fait Patin.

 

Gilles Banderier

 

Gianluca Mori est professeur d’histoire de la philosophie à l’université du Piémont oriental.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).