Artist and her model, Elina Brotherus
Artist and her model, éd. Le Caillou Bleu, Waterloo, 2012, 224 pages
Ecrivain(s): Elina Brotherus
Elina Brotherus : anti-mémoires
Des premières séries les plus intimes et narratives, l’artiste Elina Brotherus est passée de l’autoportrait au portrait par l’intermédiaire d’un modèle comparable à ce qu’il représente pour un peintre classique. La photographe Elina Brotherus reprend l’esthétique et les thématiques (principalement le portrait) de la peinture figurative. Mais travaillant autant la lumière et les couleurs que la composition, l’artiste pousse plus loin les questions fondamentales de l’image. Si la « décoration » où elle situe son modèle garde une importance, chaque photographie recèle bien d’autres buts que l’ornemental. Et si l’esthétique demeure identique dans les deux « temps » chronologiques des créations, néanmoins le propos a évolué. Dans des photographies telles que I hate sex ou Divorce Portrait, surgissait une histoire induite par le titre. Désormais – et avec des titres plus anonymes (Fille aux fleurs, Horizon, L’artiste et son modèle) – Elina Brotherus s’oriente vers une critique d’un art jusque-là aux mains des hommes. Chez eux la nudité était propre au modèle, et l’habit réservé à l’artiste masculin en induisait une forme de soumission chez la femme. La créatrice se réapproprie ce qui avait été volé à la femme.
Néanmoins le propos contestataire n’est pas seulement féministe. Il existe au sein de l’art du portrait photographique diverses logiques. Certaines sont capables de donner à voir une vérité qui n’est pas d’apparence mais d’incorporation. C’est le cas d’Elina Brotherus qui photographie ce qui a du mal à se peindre : à savoir le visage. En ses portraits le visage est plus dans qu’à l’image. L’artiste a compris comment depuis l’Antiquité grecque via la peinture classique, visage et masques étaient indissociables. L’artiste casse cette histoire. Le portrait, le centre de toutes les ambiguïtés selon une logique anthropomorphique de l’art occidental sur lequel l’artiste opère. Elle provoque une opération, une ouverture.
Dans ses portraits c’est la « visagéité » (Beckett) plus que le psychologique qui l’intéresse : à savoir la nature qui souligne la « fausse évidence » des figures qui souvent veulent échapper à la photographie tout en désirant – et en portant des masques implicites – ruser avec lui. La vérité du visage est donc un leurre que Brotherus a compris et qu’elle tente de déceler. En ses séries elle s’attache à faire éclater les masques et prouve que tout photographe est celui qui se met en quête d’identité en s’arrachant à la fixité du visage pour plonger vers l’opacité révélée de son règne énigmatique.
A ce titre, la photographe (tout comme un Man Ray en son temps) n’a jamais cherché à satisfaire le regard et la curiosité par des images accomplies, arrêtées, mais par le gonflement progressif de leur vibration ou l’amorce de leur extinction. Son univers photographique est aussi composite que rare. Le silence du regard devient vibration parce que la trace argentique devient énergie. Le portrait n’engendre pas le monde de l’hypnose mais de la gestation. L’être à travers de tels portraits semble étrangement s’appuyer sur l’éclat des couleurs étouffées par l’empreinte noir et blanc. Celle-ci crée une multitude fractionnée où le balbutiement d’une ombre à la recherche de son corps tente la reprise d’un « qui je suis » qui viendrait tordre le cou au « si je suis ».
Elina Brotherus remet donc en cause la question du portrait et de l’identité par un travail de fond à travers les « occurrences » qu’elle ouvre. Elle prouve combien – par la prise photographique au sein même d’une forme de classicisme – le visage à la fois « s’envisage » et se « dévisage ». D’une part la créatrice ne fait pas abstraction de ce qu’il en est de l’identité, de la féminité, de son statut, sa reconnaissance (ou non), du signe et de sa trace. Mais elle fait mieux. Elle transforme ses épreuves en « tableaux ». Ceux-ci jouent sur la notion de cliché afin de le brouiller par ses manipulations et ses transferts. La créatrice flamande travaille avec l’apparence pour la dénaturer de froideur. Elle perturbe notre regard et ses habitudes de reconnaissance. Autoportraits, portraits anonymes, identités fantômes ou avérées, créent une célébration particulière et un acte de foi capable de souligner les gouffres sous la présence et de faire surgir des abîmes en lieu et place des féeries glacées.
Portraitiste photographe au sens plein du terme, elle s’élève contre tout ce qui dans son art pouvait présider au désastre croissant de l’imaginaire. Elle offre non seulement un profil particulier au visage mais au temps. Un temps pulsé et où le féminin retrouve sa place. Il se dégage du temps non pulsé, pour un temps en renaissance proche de ce que Proust appelait « un peu de temps à l’état pur » dévoilé avec autant de délicatesse que d’impertinence.
Jean-Paul Gavard-Perret
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