Archivophobie : Pourquoi les Algériens ont-ils peur de leurs archives ? (par Amin Zaoui)
Archivophobie est une maladie purement algérienne !
Quand ils entendent le mot « archives », ils ont la peur au ventre ! Cela est le sentiment des Algériens qui ont vécu la guerre de libération, ceux qui ont regardé, en spectateurs, passer la révolution algérienne, ceux qui ont pris le train dans sa dernière station, ceux qui ont pris le maquis après la déclaration du cessez-le-feu, ceux qui ont profité de la révolution, ceux… Le passé est une ombre gardienne !
L’Histoire est un paradis pour les uns et elle est une géhenne pour d’autres, bien qu’ils soient, les uns et les autres, dans l’Algérie aujourd’hui, peut-être, ensemble, dans le même sac politique, dans le même train de vie, usant du même discours !
Il n’y a pas d’écriture propre de l’Histoire, une écriture transparente, équitable, dans l’absence des archives. Les archives sont un caillou dans la chaussure pour les pseudo-architectes de l’Histoire ! Une amertume chronique. Nos archives sont enterrées ailleurs, chez les autres. Et avec l’enterrement des archives, la discorde, elle aussi, est enterrée ! Différée. Et les pseudo-révolutionnaires dorment paisiblement !
À leurs yeux, les archives sont le bois du feu de la discorde. Ainsi, il ne faut jamais déterrer les archives : laissez le puits avec son couvercle (khalli el bir bghtah). Beaucoup de nos responsables décideurs dès qu’il s’agit de la récupération des archives, ils crient fort mais sans faire du bruit : « Maudit celui qui réveille la discorde, laissez la fitna endormie » ! Si l’absence des archives fait le malheur de l’historien honnête, elle fait, de l’autre côté, le bonheur des autres. Le bonheur de ceux qui se prétendent les bâtisseurs de l’Histoire. Ceux qui désirent que leur discours mensonger et erroné reste une sorte de prière pour les générations suicidaires.
Depuis cinquante ans, les Algériens ne veulent pas de leurs archives. Ils ne le disent pas franchement, mais ils activent énergiquement, sur le terrain, pour jeter une autre épaisse couche de terre sur sa tombe ! Ils détestent se regarder dans leur miroir-archives ! Ce miroir leur reflète une autre image qui les dérange, les tourmente et leur dépoussière la mémoire blessée. Quand ils entendent le mot « archives », ils ont la peur au ventre ! Il ne craint le feu que celui qui a de la paille au ventre (Elli fi karchou tben khaf nar), dit l’adage !
En 1962, une fois l’indépendance proclamée, acquise, les responsables de la radio de la révolution algérienne installée à Nador sur le territoire marocain ont chargé toutes les archives sonores de la radio dans des camions, envoyés vers l’Algérie nouvellement indépendante. Mais jusqu’à aujourd’hui, soixante ans après ou presque, les camions n’ont jamais atteint Alger, n’ont jamais atteint leur bonne destination ! Comment et pourquoi ?
Encore un autre exemple : après l’indépendance, les responsables tunisiens ont demandé aux autorités algériennes de procéder à la récupération de leurs archives radiophoniques très riches entassées à la Maison de la Radio Tunisienne, en échange des bobines d’enregistrement vierges. Les autorités algériennes n’ont pas répondu favorablement aux Tunisiens. Et par manque de moyens, nos frères tunisiens se trouvaient malgré eux dans l’obligation d’effacer des enregistrements algériens, afin de pouvoir réutiliser les mêmes bobines.
Faire la sourde oreille, fermer l’œil, envers les archives, est un acte politique délibéré et bien réfléchi, tentant d’enterrer vivante toute une période de l’Histoire. Apposer une grosse tache noire sur une écriture claire. Effacer une trace gênante. Masquer un visage qui trouble la mémoire.
Malheur pour les uns, bonheur pour les autres !
Que les archives soient encore chez les autres, en France, chez l’ennemi d’hier, est-elle une chose positive ? D’abord ces archives, entre les mains de l’ennemi d’hier, sont en bonne santé, scientifiquement parlant. Avec amertume et colère, il faut avoir le courage de dire : nous n’avons même pas su comment sauvegarder le peu d’archives qui est resté entre nos mains, après le départ de l’administration coloniale.
Dans la période postcoloniale, beaucoup de documents ont été détruits volontairement, disparus intentionnellement, par la complicité des mains algériennes, par peur de découvrir la fausse monnaie révolutionnaire glissée entre les véritables visages de la Révolution. Récupérer les archives par les Algériens d’aujourd’hui cela signifie déclencher une deuxième guerre plus féroce que la première, et qui, sans doute, finira par détruire les archives récupérées, ruiner ce qui reste du pays, et tuer le frère !
C’est regrettable de le dire, mais il faut oser le dire : heureusement que nos archives sont toujours entre les mains de notre ennemi d’hier, au moins, de l’autre côté, elles sont bien conservées. En attendant des jours meilleurs où les faux-monnayeurs d’Histoire ne seront plus de ce monde.
Amin Zaoui
In "Souffles". Liberté (Alger)
- Vu: 1976