Archi/Design, Revue Critique n°891-892, Août-Septembre 2021 (par Charles Duttine)
Archi/Design, Revue Critique n°891-892, Août-Septembre 2021, 144 pages, 13,50 €
Du design comme vision du monde
Le sens courant du mot design est associé au monde de la consommation et à la production d’objets fonctionnels qui peuplent notre quotidien. En creusant quelque peu, la beauté et l’usage y sont en osmose, sans décoration superfétatoire. La forme de l’objet et son utilité s’accordent en harmonie, art et industrie n’y sont plus en opposition. Le design serait ainsi à la croisée des chemins qu’on pourrait croire indépendants et foncièrement dos à dos, comme la réflexion esthétique et la production de masse. L’intérêt de la livraison d’Août-Septembre de la Revue Critique, intitulée Archi/Design, est de parcourir toutes sortes de variations autour de ce terme de « design », de les approfondir, et de les mettre en perspective, notamment dans son dialogue avec l’architecture, ce qui rend ce numéro bienvenu et intéressant à découvrir.
Il est notamment présenté un entretien avec le grand architecte et designer italien, Andrea Branzi. Au-delà de la création de produits et d’objets, l’ambition de Branzi est de suggérer « des idées, des recherches ». Il dit n’être « pas intéressé par les objets en tant qu’objets, mais en tant qu’éléments d’une histoire bien plus large ». Le designer doit, selon lui, « être sensible à ce qui se passe dans la société » et animé d’une « énergie d’innovation ». « Une créativité sauvage et animale » est à l’œuvre, proche de l’activité artistique tout en visant l’utilité. Une utilité à l’essentialité fondamentale, si l’on se réfère à l’affirmation suivante : « Le design, le designer doivent être capables de faire à l’homme un cadeau qui lui permette de supporter la pesanteur de l’existence ».
Difficile de rendre compte de toutes les autres contributions riches et variées de ce numéro. On retiendra le rappel d’un événement majeur pour le design, son entrée au musée avec l’exposition inaugurale sur le design italien au MOMA de New-York en 1972. Une exposition où cette forme d’expression était présentée comme partagée entre consumérisme et contestation. Mais, il faut l’avouer, on retrouve dans cette évocation la logorrhée propre aux avant-gardes de cette époque.
On découvre également les travaux passés du designer et théoricien Siegfried Giedion pendant la première moitié du XX°. L’accent est mis sur les conséquences variées de l’automatisation sur laquelle s’adosse le design. Sont évoqués les automates de Jacquet-Droz ou encore de Vaucanson avec son célèbre canard animé qui visent à susciter l’émerveillement, mais aussi on prend conscience avec lui de l’ambiguïté de la mécanisation, entre libération de l’être humain mais également possible pouvoir de contrôle. De quoi livrer des arguments à ceux qui s’interrogent sur la dimension ambivalente du design.
On y suit aussi l’opposition entre Auguste Perret et Le Corbusier, le premier rétif à toute ambition esthétique, le second, à la suite du Bauhaus, partisan des artistes-esthéticiens. Le banal affiché pour l’un, l’exceptionnel recherché pour l’autre.
Enfin la contribution qui nous a paru la plus intéressante analyse le terreau intellectuel, là où s’enracine le design. Produit-il des « choses » ou des « objets » ? Les mots sont rarement anodins. En se référant à Heidegger et à l’une de ses conférences, l’auteur de l’article rappelle que l’objet (Gegenstand) est simplement là devant nous, comme le souligne l’étymologie du terme, tandis que la chose (das Ding) renvoie à tout un monde, une pratique, un rôle, des symboles, une signification, un ancrage dans la réalité. L’étymologie est également parlante ; « Ding » en vieux haut-allemand désigne une assemblée qui se réunit autour d’un problème. Autant dire qu’une chose, même si le mot semble banal, renvoie à un ensemble de composantes sources de préoccupations complexes, humaines et sociales… Le designer se doit alors de produire des « choses » au sens heideggérien du terme et non des objets, et il se voit de ce fait chargé « d’une responsabilité nouvelle ».
Le parcours de la Revue se poursuit vers toutes sortes de questionnements et autant de lieux. New-York, Florence et Milan, Ulm, Tokyo, le Rotterdam de Koolhaas, le désert, les plages où gisent les bunkers abandonnés qui intéressent tant Paul Virilio et les paysages que l’on façonne ou que l’on invente. Réfléchir sur les espaces urbains et leurs flux, appréhender le monde des choses, leurs fonctions, leurs destinations et notre nécessaire distance par rapport à elles, telles sont donc quelques-unes des interrogations qui sous-tendent les contributions. En tout cas, ce numéro de la Revue Critique a le mérite d’interroger d’une manière foisonnante le design dans ses utopies et ses pratiques, ses projets et ses manifestes, venant stimuler d’une manière salutaire notre présent dans notre façon de l’habiter.
Charles Duttine
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