Apulée #4, Traduire le monde, Revue de littérature et de réflexion, Collectif (par Nathalie de Courson)
Apulée #4, Traduire le monde, Revue de littérature et de réflexion, Collectif, Editions Zulma, mars 2019, 415 pages, 28 €
« Espace d’accueil, don de mémoire inépuisable et promesse de liberté, elle ouvre toutes les geôles de l’intérieur »… Ce que dit ici Hubert Haddad de la langue peut s’appliquer à la revue annuelle Apulée dont il est le rédacteur en chef. Ce quatrième numéro, Traduire le monde, tient les promesses de son titre avec plus de cent contributions : articles, entretiens, récits, poèmes du monde entier traduits en une ou plusieurs langues. Quatre importants dossiers constituent les piliers de l’ensemble : « Québec à l’âge des premiers jours du monde » ; « Avot Yeshurun, quand l’exil devient parole » ; et deux dossiers consacrés aux grandes figures de la traduction que sont Claude Couffon et Henri Meschonnic. D’autres contributions s’ajoutent à ces dossiers comme les colonnes et les ornements d’une joyeuse tour de Babel.
Pour donner le ton, le premier article, signé Jean-Marie Blas de Roblès, nous raconte une incroyable supercherie pratiquée au XVIIIème siècle en Angleterre par un certain George Psalmanazar, pseudo Formosan qui réussit à persuader les cercles les plus savants ‒ alphabet, lexique et traductions à l’appui ‒ de l’existence d’une langue formosane issue, comme les mœurs anthropophages de l’île, de sa fertile imagination. Le reste de la revue présente, à côté des langues les plus parlées sur les cinq continents, l’innu-aimun, langue amérindienne de l’est du Canada ; l’amharique, langue sémitique parlée notamment en Ethiopie où sont traduits des poèmes de Rimbaud ; l’amazigh ; le corse ; le breton ; cinq dialectes belges, etc. Sans oublier des langues métissées au gré des remous de l’histoire, comme l’anglais des Philippines mêlé d’espagnol et de dialecte tagal chez le poète Francisco Sionil José, ou le quasi-idiolecte du poète israélien Yeshurun dont l’hébreu se mêle au yiddish maternel, voire à l’araméen, avec des touches d’argot de Tel Aviv, d’arabe, de polonais, de russe… Enfin, un captivant entretien avec la réalisatrice Nurith Aviv nous fait découvrir la langue, ou plutôt les langues par signes des sourds.
Ce numéro parfois un peu touffu donne une idée du nombre de fils géographiques, historiques, politiques, et bien sûr affectifs dont sont tissées toutes les langues. Les noms des choses sont associés à des paysages : « Chaque fois que j’évoque les séjours que j’ai pu faire dans le Nutshimit, j’écris son nom et retrouve, par ce chaud et murmurant langage d’arbres, la paix que j’ai connue là-bas », dit Laure Morali à propos de ce nom québécois. En effet, souligne Cécile Oumhani quelques pages plus loin, nous avons tous plusieurs langues de cœur, « comme si la texture et le pouvoir d’évocation de l’autre langue qui circule sans cesse en nous et à notre insu, sur le mode de la sourdine, correspondait mieux, disait plus près les choses à un moment précis ». Cette langue qui agit en sourdine peut être inconnue, comme l’écrit Leïla Sebbar à propos de l’algérien de son père dont elle se dit « analphabète ». Et pourtant c’est cette langue qu’elle traduit, « de livre en livre dans la langue de ma mère », le français.
Déplacements migratoires, conquêtes et invasions transforment, façonnent, parfois détruisent les langues. Le québécois Gaston Miron constate que les mêmes mots du français renvoient à des référents différents en France et au Canada. « Les mots sont-ils attachés à un pays, un territoire ? » s’interroge de son côté Yahia Belaskri à partir du mot « dhabab » qui à Oran signifie à la fois « brume » et « brouillard ». Mais seule la brume existe à l’état naturel à Oran : « En réalité il n’y a jamais eu de brouillard, sauf quand les terroristes de l’OAS avaient brûlé les cuves de pétrole du port (…) ». Un récit poignant de la romancière franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse décrit aussi un cas de ce que les pédagogues appellent aujourd’hui « alinguisme » : une Miss Rwanda émet derrière son micro un discours inaudible car elle ne maîtrise ni le kinyarwanda, ni l’anglais, ni le français, et sa bouillie « kinyafranglaise » provoque des explosions de rire dans la salle. De manière plus réconfortante, le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne salue la nouvelle tendance de la francophonie à défendre le pluralisme, « dans un mouvement de développement des langues africaines comme langues de création et de science ». Si « la langue des langues, c’est la traduction », ajoute-t-il, traduire c’est aussi faire l’expérience de l’écart et de la perte. Aucune langue ne peut ni ne doit s’approprier entièrement une autre, « il y a un travail de deuil à faire quand on traduit ». Et pourtant tout est traduisible, comme le sait Marie-France Tristan, traductrice de l’Adonis, recueil du poète baroque italien Marino réputé intraduisible.
On apprécie l’atmosphère tolérante de cette revue qui rassemble sans esprit de chapelle des écrivains traducteurs aussi divers que Karl Krolow, René de Ceccaty, Jean Portante, Joan Titus Carmel, Marie-France Tristan, Melih Cevdet Anday, Claude Couffon, Henri Meschonnic, Marc Petit… Ce qui compte, dit Claude Couffon dans un entretien de 1978 avec Yves-Marie Labé, c’est l’affinité entre l’auteur et son traducteur : « Traduire est un choix, qui se fait après mûre réflexion, c’est le choix d’un auteur, l’envie de devenir son ami s’il est vivant afin de pouvoir pénétrer son univers intérieur et peut-être partager sa création à venir ». Cette symbiose avec l’auteur est partagée par Karl Krolow qui compare sa pratique à un rapport amoureux où le corps de l’autre ne se donne pas sans résistance. Claude Couffon perçoit également le traducteur comme un artisan d’art patient, guettant la venue de l’idée créatrice. Jean Portante va dans le même sens en décrivant son art par le néologisme « effaçonnement », façonnement d’un nouveau texte dans le sillage de son auteur. Ceci permet de retraduire les anciens textes comme René de Ceccaty avec La Divine Comédie, version moderne et libre en harmonie avec l’esprit de liberté qui anima Dante.
La plupart des traducteurs présents ici sont des poètes interprétant à la manière de musiciens d’autres poètes. Tous accordent la plus grande importance au rythme, à la suite de Meschonnic selon lequel un poème « ne parle pas de » mais « dit » ; et c’est ce « dire », ce « mode de faire avec le langage » qui doit être traduit. L’éthique de la traduction consiste à « écouter ce qu’un texte fait avec le langage, et refaire cette activité du langage dans l’autre langue », explique Marko Pajevic à propos de sa traduction de Meschonnic en anglais. Joan Titus-Carmel, pour saisir la fugacité du « monde flottant » caractéristique de la poésie japonaise, tient à respecter l’ordre et le mètre des vers dans le haïku pour bien le faire glisser vers l’instant privilégié de sa chute. Enfin, un article très éclairant de Marc Petit nous semble opérer la synthèse de ces différentes conceptions : « La traduction ne supprime pas l’original ni ne l’altère, à la différence de la restauration d’une fresque ancienne. Autant de traducteurs, autant de précieux éclairages du texte à traduire ! ». Le volume se clôt sur un récit très beau et très étonnant : A l’écoute des voix fantômes d’Anita Roy que nous laissons découvrir au lecteur.
« Traduire le monde » : folle et généreuse entreprise ! Hubert Haddad et Yahia Belaskri, alors qu’ils présentaient la revue le mois dernier dans une librairie, ont terminé par ces mots : « On respire, on renaît, on se sent vivant ». La joie de vivre et de croiser les langues caractérise ce numéro d’Apulée qui dit et redit avec Marc Petit : « Le brouillage de Babel n’est pas une punition, mais une chance : l’occasion pour chacun de s’ouvrir à l’infinité des possibles ».
Nathalie de Courson
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