Après minuit, Irmgard Keun
Après minuit, traduit de l’allemand par Georges Berthier, préfacé par Éric-Emmanuel Schmitt, mai 2014, 216 pages, 17 €
Ecrivain(s): Irmgard Keun Edition: Belfond
De la table voisine, quelques S.S. regardent de notre côté et disent « Prosit ». Je ne sais pas bien si leur Prosit s’adresse à Gerti ou au Führer. Peut-être qu’ils ont trop bu et que leur Prosit s’adresse au monde entier – moins les Juifs, les Russes, les communistes, les Français et autres gens de même sorte (p.29).
Suzon a dix-neuf ans et vit à Francfort depuis un an, entourée d’amis de son âge avec lesquels elle partage des moments d’insouciance. La ville est en ébullition pour accueillir Hitler. Suzon raconte… Après minuit prend les accents d’un journal intime pour décrire, au fil de scénettes piochées dans le quotidien de cette jeune fille ainsi que dans ses souvenirs, l’Allemagne après la prise du pouvoir par Hitler. L’odieuse mécanique qui va broyer plus de 60 millions de personnes, est scrutée de l’intérieur sous le regard parfois naïf, souvent ironique et finalement terriblement anxieux de Suzon.
La force du roman d’Irmgard Keun réside dans cette proximité quotidienne de l’héroïne avec ceux qui sont déjà en grand nombre devenus des nazis ordinaires. On suit pas à pas, remarque après remarque, grâce à une multitude de portraits, d’instants volés dans les cafés et brasseries fréquentés par le groupe d’amis qui l’entoure, l’impact de la doctrine national-socialiste sur les comportements de gens « normaux ». Rivalités entre S.A. et S.S. pour la beauté d’un uniforme, dénonciations afin d’assouvir une vengeance personnelle, aberration d’une « justice » qui condamne ou relaxe dans le plus total arbitraire de manière à entretenir chez tous le doute et la terreur, aveuglement suicidaire de certains Juifs qui se réjouissent du retour de l’ordre et d’une relative prospérité, livres censurés et réputations défaites, épuration à grande échelle, les exemples pullulent et illustrent à la perfection une descente inexorable aux enfers. Pourtant, cette immersion en pays nazi, tout au moins dans la première moitié du roman, prend un ton presque léger, ponctué de nombreuses saillies humoristiques où l’écrivaine Irmgard Keun règle, à l’évidence, certains comptes.
Ainsi lorsque Suzon rapporte les paroles de Heini, un ami journaliste, à propos de la prétendue culture du peuple allemand et de la large diffusion de Mein Kampf : Ou bien ils achètent un livre et ne le lisent pas, ou bien ils empruntent un livre, ne le rendent pas et ne le lisent pas davantage. Ou bien ils le rendent sans l’avoir lu. Mais ils en ont tant entendu parler, ça a été une telle affaire de l’acheter ou de devoir le rendre, qu’il leur est devenu familier comme la chemise que l’on a sur le corps. On connaît le livre sans l’avoir lu », puis, reprenant le cours de son récit, elle conclut : Des centaines de milliers d’Allemands ont ainsi lu Goethe et Nietzsche et d’autres poètes, d’autres philosophes, sans les avoir jamais lus. Notre Führer a en cela quelque chose de commun avec Goethe (p.53).
Immersion également dans une vie sentimentale où les amours de Suzon pour Franz, de Gertie son amie la plus proche pour un jeune sang-mêlé et celui de Liska, la femme de son demi-frère Algin, le poète aux écrits sur liste noire, pour Heini, semblent le dernier refuge pour fuir la terreur et les injustices, oublier l’horreur du contexte avec ce même humour grinçant de l’auteure pour décrire les personnages qui gravitent autour d’eux. Ainsi, passé au vitriol, le portrait d’une certaine Betty Raff qui s’immisce dans la vie du couple formé par Liska et Algin.
Elle est arrivée à Francfort il y a un an, pour voir Liska. Elle est descendue chez elle et n’est plus repartie. Betty Raff s’occupe de tout ce qui ne la regarde pas ; c’est une belle âme. Elle veut venir en aide aux gens, les réconcilier. Par grandeur d’âme elle se mêle de tout et met partout la discorde. Heini la connaît bien : il l’appelle « le coin empoisonné » (p.128).
Mais l’amour, si grand soit-il, peut-il créer une bulle suffisamment solide et efficace pour protéger d’une réalité sordide ? Le dernier chapitre du roman condamne les personnages à faire des choix face à l’irrémédiable : rester en Allemagne, se soumettre au régime ou au contraire s’y opposer, partir en exil, se donner la mort ? Chacun se retrouve seul face à lui-même, face à sa conscience, à son courage ou à sa lâcheté.
Si l’exil tente Suzon, en écoutant Heini, elle en devine et redoute les conséquences : Les toits que tu verras n’auront pas été bâtis pour toi. Le pain que tu sentiras n’aura pas été cuit pour toi. Et la langue que tu entendras, on ne la parlera pas pour toi (p.217).
Cet époustouflant roman écrit en 1936 par Irmgard Keun, victime elle-même de la censure nazie et réfugiée aux Pays-Bas, publié en 1937, nous renvoie, comme l’écrit si bien Éric-Emmanuel Schmitt dans sa préface, à la biographie de l’auteure.
Et les dernières pages résonnent comme un cri désespéré, mais aussi comme une forme de testament littéraire, celui d’Irmgard Keun : Oui, sans doute, ma vie ici est un enfer, dit Heini, grave et calme, mais que faire à l’étranger ? /…/ J’ai aimé les hommes ; pendant plus de dix ans je me suis usé les doigts à écrire, je me suis creusé la tête pour mettre en garde contre cette folie de barbarie que je sentais venir. Une souris qui siffle pour arrêter une avalanche ! L’avalanche est venue, a tout enseveli, la souris a fini de siffler (p.215).
Une œuvre incontournable dont la puissance s’exprime de manière subtile, souvent pleine d’esprit et extrêmement courageuse pour l’époque, afin de clouer le nazisme au pilori.
Catherine Dutigny/Elsa
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